Pletnev dans les pas de Rachmaninov

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Écouter les quatre Concertos de Rachmaninov à la suite (même avec une coupure de 24 heures), c’est retracer toute la vie du compositeur, tant chacun est l’écho des principales périodes de cette vie agitée.

Le Premier Concerto a été écrit à l’âge de dix-huit ans (et même s’il a été remanié par la suite, le compositeur a fait en sorte de lui conserver « toute la fraîcheur de la jeunesse », selon ses propres termes), en pleins émois amoureux. Alors peu expérimenté comme compositeur, il faisait preuve d’une grande audace en se lançant si tôt dans l’écriture d’un concerto. Il avait déjà la conviction qu’une grande carrière s’ouvrait à lui.

Malheureusement, la création de sa Première Symphonie fit un flop qui l’a plongé dans une profonde dépression, dont il se remettra grâce aux soins du neurologiste Nikolaï Dahl qui eut recours à l’hypnose. Le Deuxième Concerto est la preuve de la réussite de ce traitement, et retrace ce que le compositeur a alors vécu (il est d'ailleurs dédié à son thérapeute).

Voilà donc la confiance retrouvée. S’en sont suivies seize années d’intense activité, en Russie, comme pianiste, chef d'orchestre et compositeur. Le Troisième Concerto, qui a vu le jour au milieu de cette période, en est le reflet : d’une longueur et d’une difficulté exceptionnelles, composé pour une tournée aux États-Unis, il montrait de quoi le musicien était capable.

En 1917, à la suite de la Révolution bolchévique, il s’exile aux États-Unis. Il y restera jusqu'à sa mort, vingt-six ans plus tard, et même s’il est resté actif jusqu'à la fin, il a été pris dans une telle frénésie de tournées de concerts qu’il n’a que très peu composé : six œuvres seulement, dont son Quatrième Concerto. Et encore, a-t-il dû prendre une année sabbatique pour le mener à bien. Bien qu’il ne soit pas le plus populaire, il est certainement le plus personnel, celui dans lequel le compositeur, qu’il n’est malheureusement plus beaucoup, peut donner toute la mesure de son talent fantasque et inépuisable.

Mikhaïl Pletnev fréquente ce corpus depuis longtemps, autant en studio qu’au concert. En deux soirées consécutives, par cœur, il nous a emmené dans un magnifique et passionnant voyage. Les quatre concertos, d’une durée qui tourne autour de la demi-heure habituelle (à l’exception du Troisième, qui s’approche des trois quarts d’heure), obéissent tous aux trois mouvements traditionnels : lent-vif-lent.

Dans le Vivace du Premier, tandis que l’orchestre, malgré un effectif conséquent (14 premiers violons) sonne avec beaucoup de légèreté, très expressif mais jamais larmoyant, le pianiste se montre badin à souhait. Assurément, il est chez lui ! Il y a de la rêverie dans l’Andante, comme un nocturne quelque peu mélancolique. Et dans le finale, Mikhaïl Pletnev fait preuve d’une virtuosité époustouflante, mais jamais ostentatoire. On y perçoit les émois émerveillés du jeune Rachmaninov, et le soliste joue comme s’il s’en souvenait, attendri et quelque peu amusé. La fin est aussi réjouissante qu’une danse de papillons dans le soleil printanier.

Dès le début du Deuxième, nous sentons que l’histoire sera tout autre. L’orchestre sonne avec plus de corps. Mikhaïl Pletnev s’y intègre avec une subtilité confondante. Il y a une très belle atmosphère, comme quelqu’un qui se souvient de ses tourments, sans pour autant revivre sa douleur ; et cette-fois, ce n’est plus seulement le soliste, mais l’ensemble qu’il forme avec l’orchestre, qui nous parle d’une seule voix. L’Adagio est hypnotique (réminiscence des séances avec le Dr Nikolaï Dahl ?). Là encore Mikhaïl Pletnev se fond dans l’orchestre (en particulier avec la merveilleuse clarinette de Nicolas Baldeyrou), et tel un véritable chambriste il se tourne tour à tour vers les instruments avec lesquels il dialogue. Le mouvement se termine dans un rêve d’une grande douceur. L’Allegro nous réveille joyeusement ; c’est le retour à la vie. Le pianiste finit par emmener l’orchestre dans une nostalgie sans regret, avant l’effusion lyrique de la fin, où sa virtuosité reprend le dessus, toujours aussi respectueuse de l’expression.

Le lendemain (nous parlerons des bis plus tard), il nous offre le monumental Troisième avec une évidence déconcertante. Dans l’Allegro, sans jamais forcer, son timbre se fond avec humilité dans celui de l’orchestre, laissant à celui-ci l’initiative du récit. Ce récit n’en rajoute pas dans le pathos de l’Intermezzo, qu’à nouveau Mikhaïl Pletnev décore avec une grâce et une légèreté qui montrent quel grand musicien il est. Le finale est vitaminé à souhait. Le soliste se joue de toutes les redoutables difficultés techniques, pour ne pas dire qu’il en joue, au point que tout paraît facile. La fin, particulièrement éloquente, a quelque chose d’intrépide et d’héroïque : du Rachmaninov dans toute sa splendeur, irrésistible !

L’Allegro du Quatrième laisse entrevoir une œuvre plus tendue. Les atmosphères se suivent à grande vitesse, très caractérisées par les interprètes, qui rendent ainsi justice à la complexité de l’ensemble. Dans le Largo de ce concerto composé, rappelons-le, aux États-Unis, le pianiste, sans voler la vedette à l’orchestre, lui répond tel un jazzman qui improviserait sur le thème proposé. Et dans le finale Mikhaïl Pletnev retrouve toute sa place de virtuose. Il s’y entend à merveille, ce qui ne l’empêche pas d’être également intense et profond, mais aussi mystérieux par moments, et de ménager le suspens, dans un jeu brillant avec l’orchestre, avec tout son art de conteur.

Tout ce qui est dit ici du Philharmonique de Radio-France, en très grande forme lors de ces deux soirées avec un programme qui n’est pas celui où un orchestre peut le mieux briller, est bien sûr à mettre au crédit de Dima Slobodeniouk. Il ne perd jamais de vue la musique, et sa direction reste toujours expressive et sensible. Mais aussi très volontaire, et peut-être un peu trop, car il y a eu aussi de légères imprécisions, telles que des attaques quelque peu approximatives, que davantage de souplesse auraient sans doute pu éviter. Cette petite réserve mise à part, il a su offrir au fantastique Mikhaïl Pletnev un bien beau cadre pour cette intégrale qui tient du marathon pianistique.

Le pianiste n’en a pas moins été généreux en bis. Le premier soir, il en a joué deux, très contrastés. D'abord le Nocturne en mi bémol majeur, op. 9 n° 2, de Chopin, qu’il a ciselé tel un joaillier qui aurait choisi ses plus belles pierres pour honorer une commande qui lui tenait particulièrement à cœur. Puis l’Étude de Virtuosité en la bémol majeur, op. 72 n° 11 de Moszkowski, qui n’a jamais si bien porté ce nom, tant la virtuosité de Mikhaïl Pletnev est ébouriffante. Et, à la fin de la deuxième soirée, alors qu’il aurait pu, tel Rachmaninov lui-même après avoir joué son immense Troisième Concerto, faire signe au public que ses mains n’en pouvaient plus, il lui a offert encore un peu de Rachmaninov. Après avoir joué, donc, non seulement le Troisième Concerto, mais aussi le Quatrième, nous avons eu droit au Prélude en ré majeur, op. 23 n° 4, dans lequel le pianiste a mis une tendresse bouleversante. Il nous a donné l’impression non pas tout à fait d’improviser, mais plutôt de composer au fur et à mesure. 

Comme toujours, Mikhaïl Pletnev a joué sur le piano SK-EX Shigeru Kawai, qui a été fait sur mesure pour lui et qui le suit partout (ainsi qu’un technicien spécialisé). Ensemble, ils nous ont offert une palette de couleurs, une richesse d’harmoniques, une hiérarchie des plans sonores, des dégradés d’ombres et de lumières, absolument inouïs. L’expression « jouer du piano » prend ici tout son sens, ou plus exactement tous les sens possibles. Du grand, du très grand art. 

Paris, Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique, les 26 et 27 septembre 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Édouard Brane

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