Portrait de Sergueï Slominsky
Sergueï SLONIMSKY (1932) : Requiem ; Deux chœurs d’après des poèmes de Pouchkine ; Deux chansons russes. Tatiana Mineyeva, soprano ; Polina Shamayeva, mezzo-soprano ; Andrei Bashkov, ténor, Dmitri Kuznetsov, basse ; Grand Choeur Académique Les Maîtres du chant choral, Chœur de Chambre du Conservatoire de Moscou, Chœur d’Etat de Tula ; Orchestre symphonique du Conservatoire de Moscou, sous la direction de Vyacheslav Valeyev. 2019. Livret en russe et en anglais. 57.01. Melodiya MEL CD 10 02598.
Voici le second volet d’une anthologie de musique chorale russe de compositeurs contemporains, consacré au seul Sergueï Slonimsky. Un premier CD mettait en valeur de courtes pages vocales de créateurs de générations différentes : Shchedrin, Ledenyov, Agafonnikov, Kikta, Chalayev, Podgaits et quelques autres. Cette fois, le portrait est monographique, exigé par la dimension du Requiem qui dure un peu moins de 50 minutes. Né en 1932 à Leningrad, Sergueï Slonimsky est originaire d’une famille d’écrivains (son père était un auteur célèbre) et de musiciens. Il étudie au Conservatoire de sa ville natale, il y deviendra professeur. Son œuvre est considérable : trente-trois symphonies, neuf opéras, dont Le Maître et Marguerite d’après Boulgakov, Hamlet et Le Roi Lear d’après Shakespeare ou Marie Stuart, trois ballets, des partitions orchestrales, des concertos, de la musique de chambre, des pièces pour piano ou divers instruments, de la musique de films et des œuvres vocales. Il est aussi musicologue : il a publié de nombreux articles et une étude sur les symphonies de Prokofiev.
Dans son ouvrage La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques (Paris, Fayard, 1994), Frans C. Lemaire estimait que la carrière de Slonimsky « est représentative du destin d’un certain nombre de musiciens de l’ère soviétique qui, préférant éviter l’affrontement, se retrouvèrent prisonniers de la routine ». Ce spécialiste considérait alors que la production de Slonimsky risquait de disparaître dans l’indifférence. Au début de sa carrière, le compositeur avait tenté une certaine forme de modernité, avec des recherches de langage dont l’usage de la bande magnétique, s’était intéressé à des éléments folkloriques dans lesquels il excelle, allant jusqu’à utiliser la balalaïka ou les bongos, avant de se découvrir une attirance pour la musique du Moyen-Age et de tenter d’en insérer des références dans l’une ou l’autre partition. Mais il fit rapidement marche arrière pour revenir à une inspiration plus conventionnelle et écrivit beaucoup de musique vocale, pleine d’emphase creuse et de grandiloquence, appréciée par le régime en place.
Depuis le livre de Frans C. Lemaire, Slonimsky a beaucoup composé. Son Requiem en quatorze mouvements date de 2003. L’impression qui s’en dégage à l’audition est celle d’une fresque à mi-chemin entre l’atmosphère mystique et le geste profane. Sa construction est particulière. La partition s’ouvre et se termine par un Lacrimosa chanté par la soprano puis par les chœurs, comme une sorte d’adieu amer à la vie. Toute l’œuvre semble émaillée de regrets en demi-teinte que des interventions solistes ou chorales mettent en évidence. Pas de grands excès orchestraux, même dans le Dies irae avec ses cuivres mesurés, des percussions modérées et un violon grinçant, ni de masses chorales pesantes ; le climat général, sombre, semble représentatif d’influences stylistiques diverses, sans doute celles évoquées plus avant qui ont accompagné Slonimsky tout au long de sa carrière, dissonances comprises. Des accents éthérés, caustiques ou sarcastiques apparaissent. On pense fugacement à Verdi, à Mahler, voire à Carl Orff (et à des souvenirs moyenâgeux, avec même une esquisse festive), mais ces courts échos ne sont que des traits allusifs. Ce mélange qui peut paraître disparate révèle le métier du musicien. L’orchestration fait la place belle aux vents et aux bois, avec de-ci de-là des soupçons de harpe ou des effets occasionnels de cloche, mais elle engendre une frustration en raison de ruptures de rythme et d’un déficit d’originalité. Ce Requiem est globalement à dominante nostalgique. Une grande tristesse l’accompagne, quelques passages à vide dans l’inspiration accentuant cette impression. Le Kyrie eleison est placé, de manière étonnante, tout en fin de parcours, comme si l’appel à la pitié était l’aspiration finale du compositeur. Juste après cette imploration, un second Lacrimosa, en écho de celui qui ouvre la partition, semble vouloir aboutir au silence.
Les brefs compléments de programme, des pièces chorales, retiennent vraiment l’attention. Deux romances sont inspirées de Pouchkine : l’une est élégiaque, l’autre est une chanson à boire. Quant aux deux airs qui suivent, ils s’inspirent du folklore lyrique, puis d’une scène de noces. Slonimsky montre que, dans la veine du petit morceau vocal qu’il cisèle adroitement, il sait faire preuve d’esprit et de finesse. Issues de concerts publics donnés au Conservatoire de Moscou, le 10 octobre 2016 pour le Requiem, le 25 février 2019 pour les pièces chorales, les partitions de ce CD sont défendues avec conviction par les divers interprètes qui ne sont hélas pas aidés par une prise de son assez peu chaleureuse dans le Requiem, accentuant d’aigres vibratos ou ajoutant parfois de l’acidité aux intonations, leur enlevant une part de séduction. Vyacheslav Valeyev dirige le tout avec une grande pudeur, il soutient les solistes comme les chœurs avec sobriété. Ce témoignage de l’art de Slonimsky est bien entendu insuffisant à lui seul pour porter un jugement sur sa production globale. Il est à considérer comme un jalon de l’évolution de la musique d’après l’ère soviétique.
Son : 7 Livret : 8 Répertoire : 7 Interprétation : 7
Jean Lacroix