Portraits croisés de Mirga Gražinytė-Tyla, Giedrė Šlekytė et Raminta Šerkšnytė 

par

Raminta Šerkšnytė (1975) : Chanson du milieu de l’été, pour cordes et percussion ; De profundis, pour cordes ; Chants du coucher de soleil et de l’aube, cantate-oratorio pour soprano, mezzo-soprano, ténor, basse, chœur et orchestre. Lina Dambrauskaité, soprano ; Justina Gringyté, mezzo-soprano ; Tomas Pavillionis, ténor ; Nerijus Masevicius, baryton-basse ; Kremerata Baltica, direction Mirga Gražinytė-Tyla ; Chœur Municipal de Vilnius, Orchestre Symphonique National de Lituanie, direction Giedrė Šlekytė. 2019. Livret en anglais et en allemand. Textes en langue originale, traductions en allemand et en anglais. 56.01. Avec un DVD « Going for the impossible », portrait de Mirga Grazynité-Tyla. 54.07. DG 483 7761.

Mirga Gražinytė-Tyla sera-t-elle la star de la direction d’orchestre des prochaines années ? La réponse est dans la question, car cette jeune femme de 33 ans est déjà une star, à laquelle un avenir lumineux semble promis. Née en 1986 à Vilnius dans une famille où les musiciens ne se comptent plus (grand-mère, père, mère et fratrie), elle a connu une ascension foudroyante dont le DVD qui accompagne le présent CD est un témoignage éloquent. Ce film de Daniela Schmidt-Langels (hélas sous-titré uniquement en anglais, allemand, coréen et japonais -tant pis pour le marché francophone !) débute par une répétition de Mirga Gražinytė-Tyla avec le Birmingham City Symphony Orchestra dont elle est la directrice musicale depuis 2016. Dans cette Symphonie n° 4 de Tchaïkowsky, le spectateur est mis tout de suite au parfum d’une personnalité pleine de charme, attachante et charismatique, énergique et dynamique, qui déborde de vie et d’exubérance. Sur le plan de la direction d’orchestre, le geste est précis et tranchant, passionné et expressif, la rigueur et l’élan sont redoutables. On la voit aussi en concert avec Gidon Kremer dans un extrait du Concerto pour violon de Weinberg, dans la même symphonie (foudroyante) de Tchaïkowsky lors de sa première prestation avec sa formation anglaise ou dans le Prélude à l’Après-midi d’un Faune de Debussy. 

Le film, tourné avec des plans poétiques en extérieurs, sans doute dans la campagne lituanienne, évoque un parcours qui démarre avec l’apprentissage du chant (on voit Mirga, vers l’âge de dix ans, se produire avec aplomb dans un air folklorique local) et de la musique chorale, pour passer très vite à la direction d’un choeur. Les étapes seront franchies à allure accélérée : engagement dès ses 25 ans au Théâtre de Heidelberg, puis à l’Opéra de Berne et au Théâtre du Land de Salzbourg. Entretemps, dans cette dernière cité hautement symbolique, Mirga remporte en 2012 le Concours des Jeunes Chefs d’Orchestre et devient pendant deux ans l’assistante de Gustavo Dudamel au Symphonique de Los Angeles. Première cheffe invitée à Birmingham en 2016, elle en devient la même année la directrice musicale, succédant à Andris Nelsons. L’année dernière, elle signe un contrat d’exclusivité avec Deutsche Grammophon. Un CD des Symphonies 2 et 21 de Weinberg est acclamé par la critique internationale. Le film montre aussi quelques scènes familiales avec interviews, des séances amicales, des témoignages de membres de l’orchestre de Birmingham et celui de Gidon Kremer qui qualifie la jeune femme de « personnalité extraordinaire ». Ce portrait chaleureux est une belle porte d’entrée à franchir avant d’écouter le CD qui lui sert de complément (à moins que ce ne soit l’inverse). Un détail : même si la cheffe d’orchestre a un compagnon et a mis au monde un bébé qui l’accompagne partout dans sa carrière musicale, le nom de « Tyla » accolé à son patronyme n’est pas celui d’un mari. Au moment où sa vie a pris une dimension artistique précise, la jeune femme a décidé de devenir « Grazynité-Tyla », ce dernier mot voulant dire « silence » en lituanien. Toute la volonté d’un symbole…

Pour son deuxième CD chez DG, Mirga Gražinytė-Tyla n’a pas opté pour la facilité et semble faire un honneur particulier au mot « Tyla ». Le disque est consacré à trois partitions de sa compatriote Raminta Šerkšnytė, née en 1975, qui a commencé à composer dès ses 20 ans et compte déjà son actif des pièces pour percussions, cordes, chœur ou orchestre. Son art musical, très personnel, se situe à la fois dans un contexte néoromantique, avec une grande économie de moyens et une tendance à l’austérité et à la réflexion philosophique, sans excès démonstratifs, dans une instrumentation précise et resserrée, et un univers qui n’exclut pas les allusions au jazz ni les tendances minimalistes. Le silence, ou plutôt la proximité de celui-ci, ainsi que toutes les opportunités qui en relèvent, depuis les confins du vide jusqu’aux murmures et au glissement vers l’exacerbation, se retrouvent dans sa Chanson du milieu de l’été de 2009 pour cordes et percussion ad libitum, ainsi que dans son De profundis pour cordes de 1998, alors qu’elle n’était âgée que de 23 ans. Si la première partition fait entrer l’auditeur dans un monde indistinct qui semble osciller entre une paix qui ressemble à celle de l’esprit comme à celle des sens face à la nature, le De profundis dépasse la mystique du psaume 130 qui évoque la rédemption (« Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur ! ») pour se centrer sur les exagérations de la jeunesse, exprimées par une dispersion des cordes en quête d’un équilibre. Mirga Gražinytė-Tyla sert ces deux pages avec une profonde expressivité, manipulant les glissandos, les contrastes ou les tensions avec un art savant du dosage des timbres. 

Pour la troisième partition de Raminta Šerkšnytė, Mirga cède la baguette à sa compatriote Giedrė Šlekytė, née à Vilnius en 1989 ; celle-ci a suivi un parcours musical qui l’a menée de Graz à Leipzig puis à Zurich. Tentée par la direction d’orchestre, elle a été primée au Concours International Malko organisé par l’Orchestre Symphonique Royal danois, et a été nominée au Concours de Salzbourg. De 2016 à 2018, elle a été kapellmeister au Stadttheater de Klagenfurt. On la retrouve comme cheffe invitée de plusieurs phalanges, notamment le Symphonique National de Lituanie avec lequel elle a enregistré les Chants du coucher de soleil et de l’aube de 2007 qui complètent le présent CD. L’inspiration de Serksnyté est ici liée à la poésie de Rabindranath Tagore dont elle tente de reproduire les états émotionnels et l’atmosphère, notamment celle des ragas, ces musique hindoustanes à caractère planant. Ici aussi, il est question de soir, de nuit et d’éternel matin ouvrant sur le monde. Un monde indistinct, traversé par des interventions vocales solistes ou chorales mystérieuses, avec des inflexions instrumentales qui partent quasi du néant pour s’épanouir dans des climax orchestraux qui irradient de lumière. L’influence de ces textes mystico-poétiques qui font la part belle à la nature, aux fleurs et aux oiseaux se joue au niveau d’une paix intérieure, philosophie de vie qui semble être une constante dans l’œuvre de la compositrice. La partition orchestrale est empreinte de sensualité, les moments extatiques ne manquent pas, les vents et les cuivres distillant autour des vocalises un parfum ésotérique. Les solistes du chant, comme les chœurs, sont en osmose avec cet univers savamment onirique, tout comme l’Orchestre Symphonique National de Lituanie que Giedrė Šlekytė mène avec raffinement. 

Ce CD de musique de notre temps met en évidence l’inspiration féminine dans le domaine de la composition, du chant et de la direction d’orchestre. Il est la preuve indiscutable que la place active et dynamique que l’on accorde enfin aux femmes dans l’univers classique ouvre des perspectives insoupçonnées.

CD : Son : 9  Livret : 9 Répertoire : 9  Interprétation : 9

DVD : Note globale 9

Jean Lacroix 

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