Réédition d’enregistrements symphoniques contemporains du dernier Prokofiev
Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Pierre et le Loup. Nikolaï Malko, Frank Phillips, Orchestre Philharmonique de Londres / L’Amour des Trois Oranges, Suite op. 33b. Orchestre Philharmonique de Londres. Lieutenant Kijé, Suite op. 60. Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris. Adrian Boult / Symphonie n°5 op. 100. Eric Tuxen, Orchestre de la Radio danoise / Symphonie n°7 op. 131. Ouverture russe op. 72. Jean Martinon, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris. 1949-1957. Rééd. 2020. TT 143’14. Decca 484 0357
D’un intérêt inégal, ces divers vintage remontés des caves Decca furent réalisés dans les quatre ans encadrant la disparition du compositeur. Aucun inédit en CD, tout cela était déjà reparu dans divers coffrets (The Decca Sound) ou collections (Original Masters) de la prestigieuse maison. Ou chez des labels comme IMP pour ce Pierre et le Loup de décembre 1949, l’unique album que le chef russe signa pour l’étiquette rouge et bleue. En narrateur, Frank Phillips (1901-1980), chroniqueur sur les ondes de la BBC, qui tend à dramatiser sans surjouer. Remarquable prestation des instrumentistes londoniens, offrant chair et vie aux personnages qui se focalisent tangiblement dans l’acoustique du Kingsway Hall.
Eric Tuxen dirigeait l’Orchestre de la Radio danoise depuis 1936. Son legs inclut surtout du répertoire scandinave, notamment des symphonies de Nielsen et Sibelius légitimement admirées. En revanche, cette Symphonie n°5 captée en octobre 1952 ne fut pas toujours bien accueillie dans la presse. Même s’il s’agissait, je crois, de la toute première gravure européenne, elle se confrontait à deux précédentes références outre-Atlantique (Serge Koussevitzky à Boston pour RCA, Artur Rodzinski à New York pour Columbia, respectivement en février et octobre 1946, chacun à la tête de phalanges émérites). « Un grand succès », félicitait le magazine Gramophone que cite opportunément le website d’Eloquenceclassics. Omettant de rappeler que le Guide to the Bargain Classics de March & Greenfield (éd. 1962) demeurait tiède à son sujet. Et pourtant !
Certes l’abord est particulier, mais captivant, voire inaccoutumé par sa confrontation des masses et des couleurs, sa transparence des textures (on entend tout, y compris les râles de contrebasson), extrudées telles un concerto pour orchestre : combien tout cela reste jouissif et stimulant pour l’oreille ! Cette œuvre qu’on entend souvent jouée doctement, telle un hymne « à la grandeur de l’esprit humain », reverdit ici d’une candeur volontiers acerbe, renvoyant au Prokofiev des années 1920. Des tempi dans la norme permettent de fouiller le texte avec sagacité mais spontanéité. L’éloquence domine la rigueur d’architecture : l’Adagio délaisse toute solennité, néglige la grande arche, pour redistribuer l’intensité au gré des événements. Un tel épisodisme revisite aussi le schéma de l’Andante initial, qui devient aussi grumeleux que décomplexé. Les tripes à l’air. Quelle imagerie ! Un chaudron de sorcier. Les timbres rêches, les contours mal rasés, les agrégats mal dégrossis vous touillent un de ces ragoûts ! avec bestioles et fumeroles. L’orgueilleux Allegro marcato n’est pas aussi vissé qu’on l’attendrait. Mais frondeur comme un vent de conspiration, prompt à tous les revirements (l’ostinato des trompettes à 5’19). C’est encore dans l’Allegro giocoso que l’approche désinhibée de Tuxen prospère le mieux.
Si l’on excepte le Concerto pour piano n°1 avec Mindru Katz pour le label Nixa (décembre 1958), voici les seuls témoignages d’Adrian Boult dans Prokofiev (juin 1955). Comment imagine-t-on le chef moustachu dans des opus aussi caustiques ? De fait le résultat convainc peu. La Suite de L’Amour des Trois Oranges est interprétée avec un excès de précaution, frigide et désimpliquée. Les Ridicules plus gracieux que burlesques, détaillés mais distendus. Le tourbillon infernal (1’10) de Le Magicien Tchélio et Fata Morgana jouent aux cartes se montre trop évasif. La célèbre Marche défile bien sagement. Le Prince et la Princesse semblent sous anxiolytiques. La Fuite est vidée de son urgence… L’antithèse du geste roide et des machinations implacables qu’imposait, à Berlin, Arthur Rother à la même époque (Urania, 1951). Vingt ans plus tard, le London Philharmonic livrera une vision bien plus enthousiaste avec Walter Weller, chez Decca également.
Le maestro anglais s’en tire mieux dans Lieutenant Kijé, agaillardi avec une certaine rusticité, même si sa baguette manque là encore de force pour densifier le sarcasme. La naissance du héros s’anime vivement, hélas le fracas de grosse caisse (qui doit contribuer au grotesque) est inaudible ; on passe à côté du comique de circonstance. La scène du mariage esquisse une noce timide. De l’entrain pour la Troïka, mais le tapage freine l’élan, et la précision rythmique ne concerne pas tous les pupitres qui confondent avec un charivari. La Romance s’émeut finement… sans émouvoir vraiment. Le tempérament franc du collier, la palette acidulée de l’Orchestre du Conservatoire correspondent à l’idiome irrévérencieux de ces pages, toutefois la fiction laisse sur sa faim, faute de charisme.
On retrouve la même phalange parisienne dans la Symphonie n°7 (novembre 1957, originellement pour RCA), un enregistrement qui faisait suite à ceux d’Eugene Ormandy (Philadelphie, 1953, Columbia), Samuel Samossoud (Moscou, 1953, Melodiya) et Nikolaï Malko (Londres, 1955, HMV). Ne pas confondre avec l’intégrale des sept symphonies que Martinon réalisa pour Vox au milieu des années 1970. Ici, voilà une lecture pétulante et madrée, peut-être au détriment des chaleureux passages d’inspiration néoromantiques. Même si les cordes apparaissent rudimentaires dans les plaintes du Moderato, l’expressivité de la petite harmonie (clarinette, hautbois, délicieux !) y suscite un pittoresque bienvenu. Et qui vous raconte tant d’histoires. On se croirait transporté dans le ballet Cendrillon, on se prend à deviner la pauvresse en guenilles, pas futée mais espiègle, dans son jus. Autant dire que l’Allegretto semble plus que jamais une transposition malicieuse et revêche de la scène de bal du même opus 87. Martinon la dirige avec tant d’imprévisibilité que ses pupitres, en rien ménagés par ces foucades, peinent à se caler. La fin précipitée en devient brouillonne, mais combien exaltante, délurée ! On l’a dit, les archets prosaïques ne font pas rêver, le chant manque de profondeur, de distinction ; dommage pour les cantilènes de l’Andante. Rachetées par des mignardises toutes fraîches et citronnées (3’52) ! Pour la pétillante farandole du Vivace conclusif, le chef prend la poudre d’escampette. Sa battue impulsive et narquoise ne fait qu’une bouchée de ces insaisissables sautes d’humeur. Un rallye sur les chapeaux de roue. Les moments d’émotivité complaisante de la partition sont restitués par une ambivalence qui évite le simplisme. Martinon opte pour la coda surajoutée (7’40), qu’il propulse heureusement avec intelligence. Ce double-album, qu’on thésaurisera surtout pour les deux symphonies, se referme donc sur cette palpitante version qui compte toujours parmi les impérissables du catalogue. D’autant que sa superbe stéréophonie ne dissuadera pas de la classer au meilleur de la discographie : Dimitri Kitaïenko (Capriccio), Seiji Ozawa (DG), Vaclav Smetacek (Chant du Monde), Erich Leinsdorf (RCA), Guennadi Rokdestvenski (Melodiya), et son père Nikolaï Anossov (Philharmonie tchèque, Supraphon) à mon sens le plus impressionnant et bouleversant de tous.
Son : 7-10 – Livret : NC dans le téléchargement – Répertoire : 10 – Interprétation : 8+ (5 à 10)
Christophe Steyne