Préludes et Fugues de Chostakovitch par Richter, Gilels, Nikolayeva et le compositeur

par

Dmitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Préludes et Fugues pour piano op. 87. Enregistrements 1951-1963. Sviatoslav Richter, Emil Gilels, Tatjana Nikolayeva et Dmitri Chostakovitch, piano. 2020. Livret en allemand et en anglais. 347.05. Profil Hänssler PH20054 (un coffret de 5 CD).

Une précision pour commencer : la couverture du coffret annonce des enregistrements live des années 1951-1963. Si ces dates sont bien exactes, il faut toutefois signaler qu’un grand nombre de ces Préludes et Fugues ont été enregistrés en studio, ce qui est d’ailleurs stipulé dans le programme quand c’est le cas. Autre précision : si cette édition Profil Hänssler est placée, en toute logique, sous le signe du compositeur, le livret rappelle qu’elle s’inscrit dans une série d’albums centrés sur Sviatoslav Richter, dont le label a déjà proposé plus d’une trentaine de CD, en plusieurs coffrets, dans des interprétations de Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Liszt et Chopin.

En 1950, on commémore le bicentenaire de la disparition de Bach à Leipzig, du 23 juillet au 11 août. Avec transfert en grande pompe des cendres du Cantor dans la crypte de l’église Saint-Thomas. Dans la biographie qu’il consacre à Chostakovitch (Paris, Fayard, 1994, p. 333 à 338), Krzysztof Meyer rappelle qu’on est alors en pleine guerre froide et que le climat international est tendu. Le compositeur arrive au sein d’une délégation de vingt-sept personnes, participe au jury du concours organisé à cette occasion pour jeunes musiciens et prononce une conférence sur Bach, dont il fait l’éloge. Il fait de même lors de contacts avec des collègues allemands. « A son retour, entre le mois d’octobre 1950 et celui de février 1951, il réalisa un immense cycle en deux parties (chaque partie comprenant respectivement douze préludes et fugues), qu’il ne considérait pas cependant - selon ses propres dires - comme un cycle continu, mais comme une succession d’œuvres dépourvues de tout lien thématique ». Chostakovitch présente sa partition devant l’Union des Compositeurs Soviétiques. Les discussions qui s’ensuivent sont houleuses, le compositeur est vivement attaqué. Il est toutefois défendu par deux pianistes : Maria Yudina et Tatjana Nikolayeva. Cette dernière en donne la première intégrale en public à Leningrad les 23 et 28 décembre 1952. Elle en enregistrera quelques-uns en 1962, avec le bénéfice de conseils artistiques de Chostakovitch. Deux intégrales de Nikolayeva viendront plus tard, pour Melodiya en 1987, pour Hypérion en 1990. 

Ici, neuf extraits en studio de 1962 sont dispersés sur les CD 1, 2 et 3 du présent coffret, en alternance avec des versions de Sviatoslav Richter, effectuées en public à Moscou en novembre 1956 ou en mars et juin 1963, et à Kiev en juin 1963 également. Là, on s’y perd un peu, car l’éditeur a opté pour une présentation des Préludes et fugues qui demande une certaine gymnastique intellectuelle ; elle se transformera, pour certains mélomanes, en nécessité de programmer leur chaîne pour assurer une continuité de l’interprétation et éviter le passage systématique de l’un à l’autre des protagonistes. Expliquons-nous : les CD 1 à 3 présentent l’intégrale dans l’ordre numérique : n° 1 pour Gilels (Moscou, studio, 1955), n° 2 et 3 pour Richter (Moscou, live, 1956), n° 4 pour Richter (Moscou, live, 1963), n° 5 pour Gilels (même date que n° 1), n° 6 et 7 pour Richter (même date que n° 2 et 3), n° 8 pour Richter (Kiev, live, 1963). Tatiana Nikolayeva apparaît pour les n° 9, 10 et 11 (Moscou, studio, 1962). A partir de là, jusqu’au n° 23 inclus, Richter et elle alternent les morceaux, pour Nikolayeva toujours en studio à Moscou en 1962, pour lui toujours en live à Moscou, en 1956 et 1963, ou à Kiev en 1963. Pour le n° 24, retour à Gilels en studio, à Moscou en 1955. C’est dire la complexité de la présentation dans cette optique éditoriale. Car il y a aussi des bonus, répartis sur trois CD ! Ils ne concernent, il est vrai, que Richter, en live à Varsovie en 1954, à Prague en studio en 1956 et à Paris en studio en 1963. Vous avez une impression de confusion et de désordre ? Il vaut mieux dès lors avoir en mains le programme pour déterminer qui joue quoi, où et quand, et sous quelle forme de prise de son. 

Il est délicat, dans ces conditions-là, d’apprécier ou de saisir de manière globale la cohérence de l’approche de l’un et l’autre interprète. Pour Gilels, ce n’est pas trop difficile : il n’y a que trois extraits, de 1955, en studio. On reconnaît la patte de ce lion du clavier, qui va avoir quarante ans bientôt, et qui propose une vingtaine de minutes dans un son sans excès, très pur. Le n° 24, à la fois imposant et sobre, est un grand moment. Pour Nikolayeva, on dénombre neuf Préludes et fugues, qui mélangent sérénité, angoisse et maîtrise de l’élan. Celui-ci est bien adapté au dépouillement ou la ferveur (n° 9 et 10), à l’architecture (n° 13), à l’atmosphère en suspension (n° 19), aux acrobaties (n° 21) ou à la désolation (n° 22). On regrette l’absence d’autres numéros. 

Tout le reste, sur ces trois premiers CD, concerne donc Richter et douze extraits, auxquels il faut ajouter des bonus, nous l’avons dit. Au total : vingt-trois Préludes et fugues, certains étant fatalement les mêmes, joués en des temps et des lieux différents. Richter n’a pas laissé d’intégrale, il préférait construire un récital avec un groupe de pièces, à la manière d’une suite, dont les n°4, 12, 14, 15, 17 et 23 de Paris en 1963 (mais pas dans cet ordre-là !) sont un exemple représentatif. La notice précise que les quatre bonus de Varsovie, celui de Prague et les quatre autres de Moscou, font office de première publication. L’interprétation de Richter ? Toujours engagée, avec des moments imposants, des modulations variées, de la sûreté dans le jeu, de la pudeur souvent, de la lumière crue, de l’énergie ou de la finesse, qui semblent s’imposer d’elle-même. 

Dans ce coffret passionnant mais alambiqué dans sa structure, on trouve encore deux CD, réservés à la version de Chostakovitch lui-même, d’une austère élévation ; il s’agit des sessions de studio moscovites de décembre 1951, février 1952 et 1956. Il manque les Préludes et fugues 9 à 11, 15, 19 et 21, le compositeur ne les ayant pas gravés. Cette série de dix-huit pièces est plus complète que celle qui a été incluse dans le coffret de cinq CD « Shostakovich plays Shostakovich », paru chez Melodiya (MEL 10 02596) en 2019, où l’on trouvait notamment les concertos pour piano par le compositeur avec Samosoud au milieu des années 1950, de la musique de chambre avec Oïstrakh, des chansons avec Nina Dorliac ou la Symphonie n° 10 dans l’arrangement de Chostakovitch pour deux pianos, Mieczylslaw Weinberg étant le comparse pour un duo de légende. Ce coffret Melodiya ne proposait que treize numéros de l’opus 87, ce qui donne la préséance pour cette partition à Profil Hänssler. 

On n’oubliera pas d’ajouter que Profil Hänssler a fait un bon travail sur les sources sonores, le confort d’écoute étant très satisfaisant pour des gravures qui ont un âge certain et qui ont été parfois réalisées dans des salles où les toux réprimées en vain viennent rappeler que des privilégiés étaient présents. Nous ne faisons que leur emboîter le pas. Un coffret indispensable, même si, répétons-le, il faut accepter la manière dont le tout est construit, motif pour lequel nous ne lui attribuons pas une note maximale.

Note globale : 9

Jean Lacroix

         

 

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