Un précieux coffret Sofronitski pour célébrer les 150 ans de Scriabine

par

Alexandre Nikolaïevitch Scriabine (1872-1915) : Etudes, Mazurkas, Poèmes, Impromptus, Polonaise, Fantaisie, Valse, Nocturne, Sonates, Préludes et Pièces mineures. Vladimir Sofronitski, Sviatoslav Richter, Emil Gilels, Heinrich Neuhaus, Aleksander Goldenweiser, Samuel Feinberg et Alexandre Scriabine, piano. 1910 (Scriabine) ; 1946-1962. Notice en allemand et en anglais. 660.50. Un coffret de 12 CD Profil Hänssler PH22006.

Les noms de Scriabine et de Sofronitski sont indissolublement liés par des liens familiaux, mais aussi parce que le second nommé est considéré comme l’interprète le plus inspiré de la musique pour piano de son beau-père. En 1921, Vladimir Sofronitski épousa Éléna (1900-1990), née du premier mariage de Scriabine. Le génial compositeur était décédé trop jeune, six ans auparavant. 

Vladimir Sofronitski voit le jour à Saint-Pétersbourg le 8 mai 1901. Il passe dix ans de son enfance à Varsovie, où son père physicien a été nommé professeur, sa mère étant de son côté issue d’un milieu artistique. Dans la capitale polonaise, il suit les cours de plusieurs professeurs, en particulier ceux d’Aleksander Michalowski (1851-1938), un élève d’Ignaz Moscheles. Le jeune Vladimir se produit très tôt en public, y compris dans des pages de Scriabine qu’il ne rencontre cependant pas. Il est remarqué par Alexandre Glazounov. Lorsque sa famille retourne en Russie en 1913 et se réinstalle à Saint-Pétersbourg, Il se perfectionne au clavier avec Leonid Nikolayev et, pour la composition, avec Maximilien Steinberg, un élève de Rimsky-Korsakov. Dans sa classe, on relève les noms de Dimitri Chostakovitch et de Maria Yudina. Sofronitski n’en continue pas moins à recevoir des leçons de Michalowski, effectuant régulièrement pour cela le déplacement à Varsovie.

Il donne de fréquents concerts dès 1919. Après un séjour prolongé dans la deuxième moitié de la décennie 1920 à Paris, où il ne se sent pas à l’aise mais se lie d’amitié avec Serge Prokofiev, Sofronitski ne quittera plus la Russie, sauf pour une brève prestation à Potsdam en 1945. Dans son pays, il acquiert une immense réputation d’interprète ; il joue les musiciens baroques, classiques et romantiques tout autant que les œuvres de Scriabine. Mais il est de caractère rebelle, ne se plie pas aux volontés des autorités et, quoique prodiguant son enseignement au Conservatoire de Moscou pendant près de vingt ans, il mène une vie solitaire, aggravée par son addiction à la drogue et à l’alcool, dont il mourra en 1961. Hostile aux studios d’enregistrement et aux grandes salles de concert, il se produit souvent dans des lieux plus intimes où les auditeurs se précipitent. « De tous les pianistes soviétiques, Sofronitski fut sans doute le plus adulé du public : Gilels et Richter eux-mêmes le vénéraient et ne manquaient pas ses récitals. » (Alain Lompech : Les grands pianistes du XXe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 2012, p. 132). Ce n’est vraiment qu’à l’ère du CD, vingt ans après sa disparition, que l’Occident a pris la mesure de cet extraordinaire pianiste. Depuis lors, sa discographie a été documentée par une série de labels : Philips, Multisonic, Le Chant du monde, Palladio, Eurodisc, Brilliant… En 2020, la firme Scribendum a publié un gros coffret de 34 CD qui, s’il est représentatif de son art, y compris scriabinien, est toutefois bâclé au niveau de la présentation, de même qu’en termes de documentation, inexistante.

A l’occasion des 150 ans de la naissance de Scriabine, le label Profil Hänssler propose un coffret d’interprétations laissées par le virtuose exceptionnel qu’était Vladimir Sofronitski, en hommage à son beau-père. On s’émerveille devant l’expressivité et la puissance du jeu, mais aussi devant l’intensité, le caractère sulfureux, la hauteur de vues, le rapport quasi physique entretenu avec la musique, le toucher pouvant aussi se révéler tendre et doux ou aérien et immatériel. On s’extasie devant cette compréhension de l’intense univers de Scriabine que Sofronitski s’approprie avec une facilité déconcertante, soulignant les côtés visionnaires et géniaux d’un répertoire qu’il traduit avec un sens de la profondeur, de la beauté et de l’inspiration que bien peu sont arrivés à approcher. Sans entrer dans tous les détails de ce riche panorama, on est heureux de pouvoir écouter, dans des conditions d’écoute honorables, des concerts donnés à Leningrad en janvier 1952 (14 Etudes), des prises de studio à Moscou la même année (Mazurkas), des Poèmes de 1959/1960, un récital de janvier 1960 à Moscou (Préludes, op. 11), ou les Sonates 3 à 5 (1950 et 1955), 6 (1961) et 8 à 10 (1958 et 1960). D’autres pages sont présentes, dont une série de petites pièces aux titres évocateurs (Rêverie, Enigme, Ironies, Désir…). 

Une série de pianistes « invités », contemporains de Sofronitski, figurent aussi au programme, de façon parfois furtive : Samuel Feinberg (1890-1962), Heinrich Neuhaus (1888-1964), Alexander Goldenweiser (1875-1961) pour un petit nombre de pages, ou encore Emil Gilels (1916-1985) pour les Sonates 1 et 4, en 1952 et 1957 (déjà parues chez Profil Hänssler dans un coffret réservé à ce natif d’Odessa). Sviatoslav Richter (1915-1997) est plus présent : un récital à Moscou le 14 janvier 1952 (12 Etudes), un autre récital dans la même ville le 20 juin 1955, et les Sonates 2, 5 et 6 (1955 et 1962). Dans le chef de ce dernier, peut-être plus distant mais tout aussi suggestif, il s’agit de pages bien connues et disponibles ailleurs. On peut enfin découvrir l’art du compositeur lui-même à travers un bonus joint au douzième disque : huit courtes pièces (dont quatre Préludes) que Scriabine a gravées vers 1910, reproduites selon le procédé Welte-Mignon (déjà accessibles chez Dal Segno, DSPRCD 005). De quoi se convaincre de sa maîtrise, de sa subtilité et de sa liberté… 

Même si le contenu mélange parfois les pianistes de façon cavalière, ce que l’on pourra estimer discutable sur le plan logique (une série de Préludes alterne des versions de Sofronitski, Neuhaus et Goldenweiser, par exemple), l’intérêt de ce coffret dépasse toute considération pratique. La présentation est plus soignée que dans le coffret Scribendum mentionné ; les dates sont presque toutes précisées, mais la notice est assez rudimentaire. Le contenu musical est toutefois si riche que l’on ne s’étendra pas sur cette indigence éditoriale. Chaque moment consacré à Vladimir Sofronitski est passionnant, il confirme la réputation d’interprète privilégié et essentiel de son beau-père. Provenant d’archives des radios de Moscou et de Leningrad (nom de Saint-Pétersbourg sous le régime soviétique), du Musée Scriabine de Moscou et d’une collection privée, les reports sont de qualité et donnent une image authentique de Sofronitski. Sviatoslav Richter lui-même n’hésita pas un jour à affirmer qu’il était un Dieu ! (Alain Lompech, o.c., p. 133).

Son : 8  Notice : 4  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

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