Luth de la Renaissance italienne, avec Bor Zuljan et Eduardo Egüez

par

Orpheus’ Lute. Œuvres de Franco Sachetti (c1332-1400), Johannes Ockeghem (c1420-1497), Bartolomeo Tromboncino (1470-1535), Vincenzo Capirola (1474-1548), Marco dall’Aquila (1480-1544), Francesco Canova da Milano (1497-1543), Antoine Busnois (c1430-1492), Michele Peseti (c1470-p1524), Giovanni Maria di Crema (1492-1550), improvisations de Bor Zuljan. Bor Zuljan, luth, voix. Monica Pustilnik, viola da mano. Livret en anglais, français ; paroles en langue originale, traduction bilingue. Février-mars 2024. 61’42’’. Ricercar RIC 468

O Felici occhi miei. Œuvres de Francesco Canova da Milano (1497-1543), Jacques Arcadelt (1507-1568), Perino Fiorentino (1523-1552), Alberto da Ripa (c1500-1551), Vincenzo Ruffo (c1508-587), Giovanni Paolo Paladino ( ?-c1565), Pietro Paolo Borromo (c1494-p1563), Roger Pathie (c1510-p1564). Eduardo Egüez, luth. La Compagnia del Madrigale. Rossana Bertini, soprano. Giuseppe Maletto, alto/ténor. Roberto Rilievi, ténor. Matteo Bellotto, basse. Livret en anglais, français, allemand ; paroles en langue originale, traduction en anglais. Juin 2023. 51’08’’. Glossa  GCD923541

Dans la foulée d’un tout premier récital solo consacré à Dowland, « Bor Zuljan confirme son envergure, ses marqueurs stylistiques, et place la barre très haut pour son prochain album », concluions-nous le commentaire de son Liuto del Principe autour de Carlo Gesualdo (1566-1613). Après des collaborations avec Romain Bockler (Toutes les nuits, Ricercar) et Simone Vallerotonda (La Guitarre Royalle, Arcana), révélant sa continuelle activité discographique, le luthiste slovène nous revient avec une réalisation qu’on n’hésitera pas à qualifier de somptueuse.

Abondamment documentée, illustrée et argumentée, la notice bilingue de cet épais livre-disque (68 pages) rappelle dans quel contexte les luthistes de la Renaissance se prêtaient à l’improvisation et comment Bor Zuljan entend la faire revivre. Dans le cadre humaniste de la Florence du Quattrocento, nourri de philosophie néoplatonicienne, ce mode d’invention traduit un « élan spontané comme une marque associée à l’inspiration divine », mais néanmoins codifié, investissant dans l’instant des formules acquises par apprentissage, transmission entre pairs (aucun traité ne subsiste) et par la pratique de la composition. Rien d’un enthousiasme ex nihilo, donc, même si le talent exerçait sur les auditeurs un pouvoir d’enchantement digne des figures mythologiques comme Orphée et sa lyre. Une tutelle fantasmatique qui féconda l’imaginaire médiéval, comme l’illustra récemment un superbe CD de l’ensemble Per-Sonat autour de Sabine Lutzenberger (Christophorus, mai 2022).

L’essor de la polyphonie vocale, l’apparition de la mise en tablature interagirent avec une innovante approche de l’instrument à cordes, émancipé du plectre, enrichissant la trame par la main gauche. Au-delà d’un simple rôle d’accompagnement d’un chanteur, on vantait déjà l’habileté d’un Pierrobono del Chitarrino ou d’un Francesco da Milano à fuser, broder en duo avec un comparse luthiste. La complexification des modes de jeu engendra elle-même de nouveaux genres comme le Ricercar et la Fantaisie, ouverts à l’expérimentation, à l’imagination. Tester l’accord du luth, chauffer les doigts, annoncer la tonalité, mais aussi introduire à un récital : ces formes préludantes renvoyaient à une fonction tant pragmatique que témoin d’une rhétorique performative.

Impliqué depuis une quinzaine d’années dans la recherche sur les techniques oubliées d’improvisation contrapuntique, Bor Zuljan a ici puisé dans le vaste réservoir du répertoire nord-italien pour stimuler ses propres élaborations. Variations sur des danses fondées sur un modèle harmonique, ou sur une mélodie à la mode, chansons où la voix passe le relais à l’instrument le temps d’une frottola : cette anthologie revisitée est mise en perspective par les ricercare à l’initiative de l’artiste et à sa science empruntée aux maîtres de la Renaissance. Certaines pièces sont entièrement improvisées, d’autres en bonne partie. Préserver la spontanéité tout en présentant à l’auditeur un résultat abouti : Bor Zuljan a lui-même assuré le montage de ces échantillons non écrits, ne cachant d’ailleurs pas la difficulté à assembler les prises.

Les amateurs d’organologie apprécieront les considérations sur la facture développées dans le livret. Cinq luths ont été employés. Le plus surprenant étant ce spécimen à double frettes légèrement disjointes entendu aux plages 18-21, produisant un halo de bourdonnement nasillard. A contrario, le prototype fabriqué par César Aurias (plages 5 à 7) laisse vibrer la sonorité pure et cristalline des cordes en métal, alors que les boyaux de mouton équipent les quatre autres luths, ainsi que la viola da mano jouée par Monica Pustilnik pour cinq pièces en duo. Dont une verveuse Piva, et la Fantasia a dui liutti de Franceso da Milano pour laquelle Bor Zuljan a employé des becs en plume d’oie insérés dans des dés en argent, ressuscitant ainsi une pratique historiquement documentée, celle d’un âge de transition entre plectre et doigts de main droite.

À partir de ces exhumations les mieux informées, le non moindre attrait de cet album est de créer un univers où la vérédicité du projet s’incarne dans une démarche personnelle des plus probantes. Légitime concrétisation des recherches que Bor Zuljan mène sur le sujet, voici une étape qui atteste de son riche talent, d’expert, d’investigateur, d’interprète. Un enregistrement après l’autre, il se confirme comme un des plus captivants passeurs sur la scène de la musique ancienne, et on suit admiratif l’important sillon qu’il trace au concert et dans la discographie. C’est le vif intérêt et le suffrage de tout amateur de cordes pincées que mérite cet Orpheus’ Lute, gage d’un glorieux passé assimilé et d’un artisanat qui réactive la mémoire du Rinascimento, rivalisant avec les virtuoses de l’époque.

Comparaison n’est certes pas raison mais sous sa présentation du moins, et enclos dans un minutage moins généreux (une cinquantaine de minutes), l’album Glossa s’avance bien plus modestement que la magistrale proposition de Ricercar. Trompeuses apparences car la réalisation, peaufinée sur un tout récent luth à six chœurs de Martin Haycock, est tout aussi réussie même si moins didactique. Le célèbre madrigal O Felici occhi miei fédère un programme où cinq importants luthistes italiens du premier Cinquecento alternent avec des pages polyphoniques de Jacques Arcadelt, Vincenzo Ruffo (Alcun non può saper) et Roger Pathie (D’amour me plains), chantées par un quatuor vocal émané de La Compagnia del Madrigale et agrémentées des propres diminutions du soliste.

Au sein de cette anthologie enregistrée dans l’agréable acoustique d’une église de Roletto, où quelques lointains gazouillis ajoutent à la poésie de l’horizon sonore, les genres du Ricercar et de la Fantasia, canonisés par Francesco da Milano, se mêlent aux danses d’Alberto da Ripa, de Giovanni Paolo Paladino et Pietro Paolo Borrono. Le livret signé de Dinko Fabris revient sur les turbulences sociales et politiques en arrière-plan de cette floraison. Dans le sanglant décor des guerres d’Italie, attisées par la France et l’Espagne, s’entrecroisent les vies et l’art de ces musiciens attachés aux cours royales ou pontificales, certains y prenant une part active, comme le Milanais Pietro Paolo Borromo. Dans ce contexte, l’édition devint elle-même un enjeu stratégique.

À la tête d’une innombrable discographie d’accompagnateur entamée voilà plus de trente ans, mais aussi de soliste (dont pour le label japonais MA Recordings, Johann Sebastian Bach, Robert de Visée, et une admirable compilation consacrée à Sylvius Leopold Weiss), l’artiste argentin déploie ici une interprétation des plus subtiles. Sans rien farder, sans rien presser (la longue Fantaisie sixiesme de la plage 9 est un modèle d’agogique), animant des élans imperceptibles (Pavanes et Gaillarde de Paladino), esquissant un flirt délicat avec la tension des levées (Saltarello primo), des doigts de fée tissent les entrelacs les plus raffinés qu’on saurait concevoir. Et sans se départir d’un serein tempérament qui rendent ces moments d’autant précieux. Cette science de la respiration où tout s’organise, quasi miraculeusement, avec la plus parfaite évidence, appartient aux plus grands. La pudique leçon de style ciselée par Eduardo Egüez rappelle comment il en fait partie.

Christophe Steyne

Ricercar : Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire & Interprétation : 10

Glossa : Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

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