Première gravure mondiale de Romilda e Costanza de Meyerbeer
Giacomo Meyerbeer (1791-1864) : Romilda e Costanza, mélodrame semiserio en deux actes. Patrick Kabongo (Teobaldo), Javier Povedano (Retello), Chiara Brunello (Romilda), César Cortés (Lotario), Luiza Fatyol (Costanza), Emmanuel Franco (Albertone), Claire Gascoin (Annina), Giulio Mastrototaro (Pierotto), Timophey Pavlenko (Ugo) ; Chœur de Chambre Gorecki ; Passionart Orchestra Krakow, direction Luciano Acocella. 2019. Notice en anglais et en allemand. Pas de texte du livret, mais présence d’un synopsis. 173.50. Un coffret de 3 CD Naxos 8.660495-97.
Après des voyages d’études musicales à Vienne, Paris et Londres, Giacomo Meyerbeer, qui se prénomme encore Jakob (il adoptera la forme italianisée en 1825), décide de partir pour l’Italie où il découvre en 1816, à Venise, l’opéra de Rossini Tancrède ; pour le jeune compositeur qui compte déjà son actif trois partitions lyriques, c’est une révélation. Il choisit pour son nouveau mélodrame un texte de Gaetano Rossi (1774-1855), librettiste prolifique qui a déjà écrit pour lui la cantate pastorale Gli Amori di Teolinda, créée à Vérone la même année. Auteur du livret de La cambiale di matrimonio et de Tancrède de Rossini, auxquels s’ajoutera plus tard Semiramide, Rossi a œuvré pour un grand nombre de musiciens : Mayr, Mercadante, Hiller, Nicolai, Paër, Pacini, etc. Pour Meyerbeer, il sera encore le librettiste d’Emma di Resburgo (1821) et d’Il Crociatto in Egitto (1824), qui sera le dernier des six opéras italiens du compositeur et lui conférera un triomphe international.
Romilda e Costanza devait être créé à Venise, mais suite à un désaccord financier (Meyerbeer se serait vu obligé de prendre les frais à sa charge, alors qu’il ne demandait aucun paiement), c’est à Padoue que le mélodrame voit le jour le 19 juillet 1817. Avec des moments rocambolesques : la prima donna Benedetta Rosamunda Pisaroni (1793-1872) se met en tête d’épouser Meyerbeer dans les plus brefs délais. Le compositeur, peu séduit par la cantatrice dont la petite vérole a quelque peu enlaidi les traits, se dérobe. Vexée, Pisaroni monte une cabale avec l’aide d’autres chanteurs et de membres de l’orchestre lors de la répétition générale, heureusement sans conséquences lors de la première, qui connaît un franc succès. L’œuvre sera reprise à Venise, aux conditions de Meyerbeer cette fois, à Florence et à Milan en 1820, puis à Copenhague et à Munich avant de sombrer peu à peu dans l’oubli pour disparaître tout à fait du répertoire, occultée par les chefs-d’œuvre que Meyerbeer va produire plus tard. La notice du coffret signale que le compositeur se montra satisfait lorsqu’en 1855, à l’occasion de l’un de ses séjours de cure aux eaux de Spa, l’orchestre local joua la sémillante ouverture de Romilda e Costanza en son honneur. On ne connaissait de cet opéra qu’un trio du premier acte gravé sur un CD Opera Rara de 2002, intitulé Meyerbeer in Italia ; celui-ci proposait un éventail d’airs tirés des six opéras italiens, sous la baguette de David Parry à la tête de l’Orchestre Philharmonia, avec une pléiade de solistes du chant. Romilda e Costanza bénéficie enfin d’une intégrale discographique, en première mondiale. Il s’agit d’une version de concert, captée au XXXIe Festival Rossini de Wildbad en juillet 2019 ; on entend la version originale de 1817, supervisée par le chef Luciano Acocella.
Le livret de Gaetano Rossi contient les ingrédients d’un roman historique aux multiples rebondissements et en faire une synthèse en quelques lignes relève de la gageure. Nous la tentons néanmoins. Au Moyen Age, la mort du Duc de Provence laisse deux fils jumeaux : Teobaldo qui revient de la guerre en vainqueur, et Retello qui est en charge du pouvoir depuis le décès du père et voit son frère comme son rival. Promise à Teobaldo qu’elle aime, Costanza sait que son fiancé est amoureux de la fille du Duc de Bretagne, Romilda. Son père Lotario la rassure en affirmant que cette union ne peut être envisagée sans perte du trône pour Teobaldo. Romilda, mariée en secret à ce dernier, est impatiente de le revoir et arrive à la Cour de Provence déguisée en écuyer. Dès le premier contact, une méfiance s’installe entre les deux femmes. L’ouverture du testament du Duc défunt crée le scandale : Teobaldo y est désigné comme successeur et doit s’unir à Romilda pour constituer une alliance avec la Bretagne. Costanza est désespérée ; son père, Lotario, entre en fureur. Retello tente d’apaiser le jeu en suggérant son propre mariage avec Romilda, ce qui oblige Teobaldo à dévoiler qu’ils sont déjà des époux. Un combat acharné surgit entre les frères ; Teobaldo est vaincu et jeté en prison dans un lieu inconnu.
Tout à la joie de son mariage prochain avec Annina, Pierotto, le frère de lait de Teobaldo, ignore que ce dernier est emprisonné dans le château de ses noces. L’arrivée de Costanza change les données : elle promet à Romilda, dont elle ignore toujours l’identité et qui est encore sous le déguisement d’un écuyer, de sauver Teobaldo. Romilda s’engage imprudemment à lui livrer sa rivale si elle y parvient. Alors que Retello envisage l’assassinat de son frère, c’est grâce à un air chanté par Costanza, puis par Romilda, et reconnu par Teobaldo, que sa cellule est repérée par Pierotto qui le délivre. Mais tous deux sont arrêtés. Romilda avoue alors son véritable nom ; Costanza, folle de rage, veut la tuer. Entretemps, des troupes se sont formées, les amis de Teobaldo donnent l’assaut et obtiennent la victoire. Retello accuse son conseiller Albertone d’avoir fait exécuter son frère, mais celui-ci apparaît, car le bourreau n’a pas donné suite à la sentence. Emue, Costanza accorde son pardon à Teobaldo et son amitié à Romilda.
Ce sujet exploite des péripéties qui ont déjà fait leurs preuves chez d’autres créateurs : le déguisement, la prison, le chant qui permet les retrouvailles. Traitée de manière légère et enlevée, la partition de Meyerbeer a sa place dans le genre semiserio, les côtés mélodramatiques n’étant jamais exacerbés à l’excès. Sous l’influence de Rossini, Meyerbeer multiplie les accents aériens et les contours d’écriture qui créent une parenté avec le Tancrède rossinien qui l’a tant impressionné, tout en y ajoutant des traits d’orchestration qui révèlent déjà une belle maîtrise, avec des rythmes bienvenus et des couleurs séduisantes. Le futur auteur des Huguenots et de Robert le diable montre qu’il a le sens de l’action, qu’il est en phase de développement quant à la recherche de timbres originaux (très beau travail des violons) et dans son art d’utiliser les voix dans leurs dimensions les plus variées. L’écoute globale est agréable, même si l’on souhaiterait parfois que le chœur, un peu routinier, et l’orchestre polonais soient plus dynamiques et fassent vivre avec plus d’élan ces pages que le charismatique Luciano Acocella dirige avec son habituelle rigueur et tire vers le haut, maintenant l’intérêt au fil des trois heures.
Le plateau vocal, international, est dans son ensemble bien distribué. Les deux rôles-titres féminins sont dévolus à Chiara Brunello pour Romilda et à Luiza Fatyol pour Costanza. La première, qui s’est déjà produite dans Rossini, Mozart, Cherubini ou Puccini, met un peu de temps à projeter la voix, mais à mesure que la soirée publique se développe, elle semble se libérer, avec un timbre de plus en plus assuré qui lui permet, à l’acte II, de réussir avec éclat les airs qui lui reviennent, et aussi de partager avec habileté les duos avec Costanza. Cette dernière, incarnée par la soprano Luiza Fatyol, qui a notamment fait partie de la troupe du Deutsche Oper am Rhein, a une voix nuancée mais ne satisfait pas toujours l’oreille au niveau des aigus, quelque peu émaciés. Elle rachète ce léger déficit par une présence qui se manifeste dès sa cavatine du premier acte, Giungesti, o caro istante. Les deux interprètes correspondent toutefois bien à leurs personnages d’amoureuses. Les frères jumeaux Retello et Teobaldo se complètent. Le baryton Javier Povedano joue à merveille le rôle du « mauvais », avec des accents sombres, mais de l’élégance dans la noirceur. Patrick Kabongo est Teobaldo ; ce ténor est un habitué de la scène de Wildbad. Il a l’étoffe et la dimension voulues grâce à un chant très pur, une musicalité qui n’est jamais prise en défaut et une capacité à transmettre les sentiments qui le traversent (superbe Ombra amata de l’acte I). C’est l’élément fort de la distribution. Le père de Costanza, Lotario, est servi avec conviction par le ténor colombien César Cortés. Quant au frère de lait de Teobaldo, Pierotto, rôle confié au baryton Giulio Mastrototaro, il est parfait dans son acte libérateur : on sent que cet artiste est un habitué du genre semiserio qu’il sert avec un investissement détaché, tout à fait de circonstance. Les rôles secondaires, tenus par Emmanuel Franco (Albertone), Claire Gascoin (Annina) et Timophey Pavlenko (Ugo), sont impeccables. On notera une série d’airs de bravoure et de récitatifs attrayants, et des moments intenses réussis, comme le final du premier acte.
Cet enregistrement, dont l’intérêt ne faiblit à aucun moment, comble avec bonheur une lacune du répertoire de Meyerbeer. Si l’on ne peut pas parler de chef-d’œuvre, la découverte est d’importance, car au-delà de l’influence rossinienne qui se manifeste, le musicien prend ses marques et fait la démonstration d’un potentiel imaginatif en développement. L’accueil chaleureux du public de Wildbad, à travers ses applaudissements, montre que la résurrection a atteint son but. La subtilité des situations et le côté héroïque, tempéré par le côté léger, augurent avec bonheur des futures créations d’un compositeur dont le génie en gestation est documenté par cet opéra de jeunesse, qui aurait mérité l’ajout du texte au livret.
Son : 8 Livret : 8 Répertoire : 8 Interprétation : 8
Jean Lacroix