Premières discographiques  pour des pages orchestrales de Ruth Gipps

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Ruth Gipps (1921-1999) : Chantecler, ouverture op. 28 ; Concerto en ré mineur pour hautbois et orchestre op. 20 ; Death on the Pale Horse, poème symphonique op. 25 ; Symphonie n° 3 op. 47. Juliana Koch, hautbois ; BBC Philharmonic, direction Rumon Gamba. 2019 (symphonie) et 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 76.00. Chandos CHAN 20161.

Chandos ajoute un deuxième album de pages orchestrales de la compositrice Ruth Gipps à celui de 2018 qui contenait, par les mêmes interprètes, les deuxième et quatrième symphonies, un Song for orchestra et le poème symphonique Knight in Armour (Chandos 20078). Il s’agit de premières discographiques mondiales bienvenues : elles donnent accès à un univers musical des plus attachants.

Fille d’une mère pianiste et enfant prodige au clavier, Dorothy Louisa Ruth Gipps, originaire du Sussex, se produit et compose très jeune. Elle se perfectionne au Royal College of Music de Londres où elle a pour professeurs Gordon Jacob et Ralph Vaughan Williams. Elle y apprend le hautbois avec Leon Goossens, célèbre interprète pour lequel plusieurs compositeurs, dont Britten, Finzi et Vaughan Williams, ont écrit des partitions. La Seconde Guerre mondiale offre à la jeune Ruth l’opportunité, vu la mobilisation, de devenir membre du City of Birmingham Orchestra où elle est titulaire du hautbois et du cor anglais. La notice très documentée de Lewis Foreman nous apprend que, soutenue par George Weldon, elle écrit beaucoup pendant cette période troublée, ce qui lui vaut d’être programmée par ce chef d’orchestre : sa Symphonie n° 1 est jouée lors d’un concert où elle est la soliste du Concerto pour piano de Glazounov. D’autres œuvres bénéficient bientôt d’interprétations publiques. En 1942, Sir Henry Wood ouvre les portes des Proms à son poème symphonique Knight in Armour, inspiré par un tableau de Rembrandt, Le jeune guerrier

Ruth Gipps demeure très active après la fin du conflit, fonde une formation symphonique, fait du journalisme musical, devient conférencière et s’adonne à la direction d’orchestre et à la pédagogie dans plusieurs établissements réputés, dont le Royal College où elle enseigne pendant dix ans. Mais les partitions composées par des femmes vont être dédaignées pendant plusieurs décennies. Ruth Gipps développe par ailleurs une aversion pour les musiques d’avant-garde. Elle décide alors de créer ses œuvres avec sa propre formation. Ce sera le cas pour sa Symphonie n° 3. Ruth Gipps laisse un catalogue important : cinq symphonies, plusieurs concertos (pour hautbois, pour piano, pour violon, pour cor, un double pour violon et alto), des pages symphoniques, de la musique de chambre et des pièces vocales. Des partitions en général négligées, que l’on redécouvre depuis peu et qui apportent la démonstration d’un talent original.

Le programme de cet album illustre largement la période des années quarante ; Ruth Gipps est alors une jeune créatrice d’un peu plus de vingt ans. Son Concerto pour hautbois, instrument fétiche, date de 1941. L’écriture, dans un climat pastoral, en est virtuose et légère : le hautbois soliste, les vents par deux, deux cors, deux trompettes et les cordes pour trois mouvements (durée globale : un peu plus de vingt minutes). L’Andante central s’appuie sur des cordes en sourdine, le hautbois s’exprimant au-dessus d’elles. Une œuvre marquée par la guerre ? La notice précise qu’elle peut se résumer en ces termes : un monde troublé, un rêve de printemps, un avenir plein d’espoir. On soulignera en tout cas la fraîcheur du propos que Juliana Koch, hautbois principal du London Symphony Orchestra depuis 2018, interprète avec finesse.

Mariée en 1942 au clarinettiste Robert Baker qui part au front, Ruth Gipps écrit l’année suivante un poème symphonique, Death on the Pale Horse (La Mort sur le cheval pâle) dont l’inspiration trouve sa source dans l’aquarelle fantastique aux couleurs éclatantes de William Blake (1757-1827) qui porte le même titre et date de 1800. Le peintre a puisé son imagination dans l’Apocalypse de Saint-Jean. Les huit minutes de la partition sont une illustration saisissante de cette œuvre picturale, à la fois plaintive et mélancolique, ponctuée par des coups de timbales, peut-être en écho des tragiques événements contemporains. En 1944, Ruth Gipps envisage de composer un opéra, Chantecler, d’après la pièce d’Edmond Rostand, projet qui n’aboutira pas. Mais elle orchestre l’ouverture qui devient une pièce de concert. On savoure ici la manière subtile avec laquelle la compositrice manie les bois et les cordes pour brosser, avec quelque truculence, l’atmosphère d’une basse-cour, dans laquelle on peut entendre le chant orgueilleux du coq, mais aussi les évolutions d’autres représentants de la race animale. Ruth Gipps donnera plus tard le nom de Chantecleer Orchestra à une formation qu’elle dirigera. 

Créée le 19 mars 1966, sous sa baguette, par le London Repertoire Orchestra qu’elle a fondé, la Symphonie n° 3 sera rendue publique par Ruth Gipps à la tête du BBC Scottish Orchestra six ans plus tard, avant de sombrer dans l’anonymat. La notice en reproduit une genèse pleine d’humour, écrite de sa main ; nous laissons au mélomane le plaisir de découvrir cette présentation. D’une durée d’un peu plus de trente-cinq minutes, cette symphonie aux vastes dimensions, qui vient vingt ans après la deuxième, est ambitieuse : elle utilise les bois par trois et se nourrit d’une abondante percussion confiée à trois exécutants. On y retrouve cloches, célesta, glockenspiel, tam-tam et autres petites ou grosses caisses. Dans un style postromantique, Ruth Gipps fait la part belle aux instrumentistes en leur proposant une série de solos qui les mettent en valeur.

Voilà un programme bien construit, qui documente à propos l’inventivité d’une compositrice intéressante, dont les partitions mériteraient d’être mises à l’affiche de concerts. Le chef anglais d’origine italienne Rumon Gamba (°1972), auquel on doit maints enregistrements de musique britannique de qualité, mène les forces du BBC Symphony Orchestra avec aisance et clarté, dans un son qui met en valeur la créativité de Ruth Gipps.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

 

 

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