Quand Chopin livre le secret de ses Préludes…

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Jean-Yves Clément : Le retour de Majorque. Journal de Frédéric Chopin. Paris, Le Passeur. ISBN 978-2-36890-989-8. 2022. 165 pages. 7, 90 Euros.

Lorsque l’on détaille la bibliographie de Jean-Yves Clément (°1959), écrivain, poète, éditeur, organisateur de festivals et président du conseil d’administration de l’Orchestre de chambre de Wallonie, on y découvre notamment des ouvrages sur Glenn Gould, Scriabine ou Nietzsche, mais surtout, et en abondance, des livres consacrés à Franz Liszt et à Frédéric Chopin. Le 7 décembre 2021, nous avons présenté dans les colonnes de Crescendo son Chopin et Liszt. La magnificence des contraires. Nous y renvoyons le lecteur pour de plus amples détails concernant le parcours de l’auteur.

George Sand a publié en 1842, chez Hippolyte Souverain, un précieux ouvrage, intitulé Un hiver à Majorque, dans lequel elle raconte le voyage effectué sur l’île, avec Chopin et ses enfants, au cours de l’hiver 1838-39, et la résidence à Valldemosa. Mais le compositeur n’a pas laissé de trace de ce séjour aux multiples péripéties, qui a aussi vu l’achèvement de ses vingt-quatre Préludes entamés dès 1835. Jean-Yves Clément se substitue à lui, en quelque sorte, dans un journal imaginaire, rédigé par Chopin entre le 11 février 1839, moment du départ de la Chartreuse, et le 1er juin suivant, jour de l’arrivée à Nohant, où il se rendra régulièrement pendant sept ans avec la romancière, avant la rupture de 1847. En une série de petits chapitres, Chopin/Clément évoque ce départ, l’arrivée à Marseille le 24 février, suivie de l’installation dans la cité phocéenne pour un peu plus de trois mois, l’escapade à partir du 6 mai, pour une dizaine de jours, à Gênes, un enchantement pour le musicien, puis le déplacement vers le Berry, en passant par Arles, Saint-Etienne ou Clermont-Ferrand. L’occasion pour Chopin, au fil des jours, d’évoquer des souvenirs, des amis (Liszt, Delacroix…), des contemporains (Berlioz, Pauline Viardot, Nourrit…), d’émettre des opinions sur la création musicale ou de revenir sur des épisodes, parfois tourmentés, vécus à Palma.

Mais l’essentiel, c’est la description détaillée de l’écriture de chacun des Préludes. Pour ce faire, Jean-Yves Clément utilise un procédé que certains estimeront peut-être artificiel ou intellectualisé (ce n’est pas notre cas), mais qui se révèle en tout cas très efficace. Au fil du journal, ces vingt-quatre pages musicales, mêlées aux événements racontés et aux émotions ressenties, sont présentées par le compositeur de manière synthétique. Avec une authenticité qui est le reflet de celle qu’éprouve l’auteur lui-même face à ce cycle. Sous la plume de Clément, Chopin affirme : Mes Préludes sont pour moi comme la fin d’un livre de vie et le début d’un autre. S’y trouve le secret de mon art et de mon cœur ensemble. Ma vie en musique. Sa traversée. C’est à Majorque que je l’ai compris. Le renouveau. L’inconnu. Une rupture et un départ, vers de nouveaux rivages, terrestres et musicaux. Un voyage sans retour. Pas le changement, la révélation. On ne change pas ; on s’accomplit. Mes Préludes sont le livre de cet accomplissement

Régulièrement, le compositeur fait allusion à ses autres partitions et établit un lien avec elles, en précisant l’un ou l’autre détail, ou en les replaçant dans leur contexte. Une liste, impressionnante, en fin de volume, montre qu’en réalité, Clément arrive ainsi à globaliser le catalogue entier du Polonais.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de savourer le tableau esquissé pour chaque Prélude, notamment la savoureuse aventure autour du quinzième et son assimilation à des gouttes de pluie. Nous ne pouvons cependant résister à l’envie de partager la découverte de deux d’entre eux. Chopin raconte : Le 3e Prélude, que j’ai apporté à Majorque, est une sorte de clair ruisseau s’écoulant avec vivacité de la main gauche, comme tournant dans la roue d’un moulin, quand la main droite figure le chant d’un oiseau gracieux et agile, s’égayant au-dessus des ondes. Et plus loin : Ainsi le neuvième, chant de noblesse, grave et altier, avec ses sonorités cuivrées que Berlioz apprécierait, et qu’il pourrait orchestrer. Il est une sorte de marche peu à peu conquérante, sombre mais nullement tragique. Il porte son désespoir avec fierté, et le dépasse ainsi. Sa fatalité. Et d’ajouter : Son caractère est unique, comme celui de chacun des Préludes, qui forment une mosaïque très variée d’humeurs et d’états. 

A travers une écriture souple, claire et souvent poétique, Jean-Yves Clément se révèle un guide précieux qui permet d’(encore) mieux assimiler la prodigieuse audition de ces géniaux Préludes. Dès la dédicace, il avait bien défini le projet de ce « faux journal » en offrant à Frédéric Chopin, ce crime littéraire par amour. Il réussit, dans ce volume écrit avec une passion que l’on partage, le tour de force qu’il a lui-même défini dans son introduction : Ecrire sur la musique, c’est pouvoir la faire entendre, même sans elle.      

Jean Lacroix

 

  

 

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