Dans l’univers secret des orchestres
Delphine Blanc : L’accord parfait ? Dans les coulisses des orchestres de musique classique. Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme. ISBN 978-2-7351-2885-3. 2022. 257 p. 23 Euros.
L’altiste française Delphine Blanc est diplômée des conservatoires de Paris et de La Haye ; spécialisée dans la pratique de la musique sur instruments d’époque, elle a travaillé avec des ensembles comme le Pygmalion de Raphaël Pichon, l’Insula orchestra de Laurence Equilbey, le Balthasar Neumann de Thomas Hengelbrock ou le Concerto Köln. Mais elle est aussi docteure en sociologie de la musique et chercheuse associée au Centre de recherches franco-allemandes Georg Simmel, établi Boulevard Raspail à Paris, et elle enseigne, toujours dans la capitale de l’Hexagone, à l’IEP-Sciences PO. Dans le présent ouvrage, grâce sa double expérience de sociologue et de praticienne de la musique, elle livre un tableau vivant des coulisses de ces groupements humains que sont les orchestres à travers une approche ethnographique.
Dans un prélude, Delphine Blanc souligne les nombreux bouleversements qui ont marqué le paysage des formations françaises au cours des cinquante dernières années, en particulier depuis la volonté politique, initiée sous Marcel Landowski, de décentraliser et démocratiser la culture. L’image traditionnelle des formations permanentes au sein desquelles des musiciens pouvaient envisager la sécurité d’une carrière à vie s’est modifiée. La redécouverte de la musique ancienne a rebattu les cartes, amenant la création d’ensembles occasionnels ou la réunion d’artistes qui sont devenus, par la force des choses, des intermittents du spectacle. A ces phalanges permanentes ou constituées par projet, sont venues s’ajouter des formations que l’on qualifiera d’associatives, qui titularisent les musiciens sans avoir les moyens financiers pour leur garantir des rémunérations régulières. On constate ainsi, dit Delphine Blanc, que ces différents types d’orchestre ne travaillent pas de la même façon, ne répondent pas aux mêmes conventions et n’engendrent de ce fait pas les mêmes relations entre les musiciens et la musique.
Notre altiste, en se basant sur sa propre carrière de musicienne d’orchestre et de chercheuse, s’est penchée longuement sur la diversité et les façons de jouer (que de différences d’un ensemble à un autre !), la complexité structurelle, les coulisses, les rapports humains au sein des formations, les relations de pouvoir, etc… Mais au-delà, elle s’est intéressée à un aspect plus large du travail collectif, qui inclut un grand nombre d’acteurs : administrateurs, techniciens, régisseurs... jusqu’aux facteurs d’instruments ou aux entreprises qui gravitent autour des musiciens, comme celles qui mettent à disposition le matériel d’orchestre. Vaste tour d’horizon s’il en est, pour lequel Delphine Blanc a mené plusieurs dizaines d’entretiens, discussions informelles et échanges dans un quotidien qui est aussi le sien, et réalisé des observations ethnographiques au cours de répétitions ou de concerts de l’Orchestre de Paris ou du Philharmonia Orchestra. Elle a joint à son enquête son vécu, sous la forme d’extraits d’un journal de bord de ses tournées, ajoutant ainsi une dimension personnalisée et très circonstanciée à ce qui aurait pu n’être que le résultat d’une enquête purement intellectuelle.
Certes, cet ouvrage est touffu, comme son objet, et demande à être abordé en acceptant le principe d’une plongée dans un univers qui se révèle, après enquête, non seulement polymorphe, mais d’une incroyable complexité. Delphine Blanc ne fait pas que constater ou décrire ce que l’intitulé de ses chapitres laisse entrevoir, à savoir une analyse des métiers de l’orchestre, avec leurs parcours et leurs compétences. Elle ratisse large en incluant, comme signalé plus avant, le travail de la régie, les rapports délicats entre l’administration et les musiciens ou le statut du chef d’orchestre, « artiste et manageur ». Elle évoque aussi la gestion du danger de la routine dans les orchestres permanents, l’interrogation d’un choix plus investi dans le cadre des ensembles spécialisés ou la responsabilité partagée des orchestres autogérés. Elle tente encore de poser la question de la possibilité de nouveaux modèles, comme celui de l’orchestre Les Siècles, où ladite responsabilité s’inscrit dans la question de la légitimité.
Voilà un volume qui ouvre des pistes de réflexion, que Delphine Blanc rend vivantes et attractives à travers l’analyse pointue qu’elle a menée pour souligner le vivre ensemble à l’orchestre. De quoi amener maints lecteurs, à commencer par les professionnels de la musique, mais aussi les simples mélomanes, à se poser des questions nécessaires sur ces collectifs qui servent le mystère de la musique, la crise que l’on vient de connaître pendant la période du Covid-19 étant un catalyseur pour une remise en question. Le livre de Delphine Blanc est un outil de travail et d’approfondissement utile, qui vient à son heure.
Jean Lacroix