Quand Meyerbeer se lançait dans la cantate pastorale…
Giacomo MEYERBEER (1791-1864) : Gli Amori di Teolinda, cantate pastorale pour voix, clarinette et chœur d’hommes. Lenneke Ruiten, soprano ; Davide Bandieri, clarinette ; Chœur de l’Opéra de Lausanne ; Orchestre de chambre de Lausanne, direction : Diego Fasolis. 2020. Livret en français et en anglais. Texte de la cantate en italien avec traduction en français. 38.58. Claves 50-3010.
Bien avant de devenir le compositeur des fastueux opéras Robert le Diable (1831), Les Huguenots (1836) ou Le Prophète (1849), Giacomo Meyerbeer en écrivit d’autres dès ses vingt ans accomplis, qui ne rencontrèrent qu’un accueil poli. Après un passage par Paris, puis par Londres, c’est en Italie qu’il se rend au début de 1816. Il a à peine 25 ans et il va se lancer dans la composition d’une cantate pastorale qui sera créée à Vérone la même année. Dans la cité de Roméo et Juliette, il retrouve des amis d’enfance, le clarinettiste Heinrich Baermann (1774-1847), virtuose renommé pour son expressivité (on le surnommera « le Rubini de la clarinette ») et son épouse, la cantatrice Helen Harlas (1786-1818). Cette rencontre va lui inspirer une œuvre dont ce couple sera le premier interprète, Gli Amori di Teolinda sur un livret de Gaetano Rossi (1774-1855), auteur prolifique aux réussites diverses mais qui peut s’enorgueillir d’avoir écrit notamment pour Paër, Mayr, Mercadante, Donizetti (Linda di Chamounix), Rossini (La Cambiale di matrimonio, Tancrède, Sémiramis) et encore, pour Meyerbeer, Romilda e Costanza et Emma di Resburgo en 1819, ainsi que Il Crociato in Egitto qui, en 1824, sera acclamé à Venise avant d’être joué à Londres et à Paris et de permettre au compositeur d’être vraiment reconnu.
On a beau être prolifique, comme Gaetano Rossi, ce n’est pas pour autant que l’on est inspiré à chaque fois et que les textes produits sont tous des chefs-d’œuvre. Dans le cas de Gli Amori di Teolinda, Rossi décrit la tristesse d’une amoureuse cherchant en vain le berger Armidoro dont elle est éprise. Seule lui répondent une clarinette, en écho à ses appels qui réclament une présence physique, et un chœur qui tente vainement d’apaiser sa douleur. Ce thème pastoral dix-huitiémiste, encore en vigueur en Italie lorsque Meyerbeer s’en empare, est basé sur des vers convenus, dont la traduction des tout premiers souligne le poids léger :
Délicieux bosquets ombragés,
Ciel clair et paisible,
Accordez à mon cœur le repos,
Ne le faites plus trembler.
Par contre, l’original italien, prononcé à haute voix, contient en lui-même des éléments qui séduisent :
Deliziose piante ombrose,
Cielo placido e sereno,
Date calma a questo seno ;
Più nol fate palpitare.
Meyerbeer va se baser sur cette séduction pour ciseler une partition d’une petite quarantaine de minutes. Les longues plaintes de Teolinda se coulent dans un tissu de coloratures qui demandent à la soprano flexibilité et variété de nuances dans un climat au cours duquel la clarinette se fait entendre de façon à la fois tendre et provocatrice, comme le souvenir d’un amour perdu (ou rêvé ?) dont on ne peut accepter l’achèvement. Quatre courtes interventions chorales des bergers tentent de suggérer le rappel de la félicité et du bonheur mais constatent aussi la dégradation de l’état affectif de Teolinda qui, ainsi que les derniers vers le précisent, délire, s’agite, frémit, submergée par sa propre douleur. Meyerbeer tisse un tapis musical proche de Rossini, dans une orchestration à la fois souple et subtile, d’un lyrisme délicat puis intense qui évite les aspects démonstratifs pour privilégier le contexte bucolique et la portée du message de la perte qui conduit jusqu’à la folie. Subjugué, l’auditeur participe pleinement à ce moment de passion qui n’existe plus et dont la clarinette traduit toute la nue et ironique cruauté.
Subjugué, on l’est non seulement par la qualité de la partition, mais aussi par l’interprétation.
Teolinda, c’est la soprano hollandaise Lenneke Ruiten, née à Velsen en 1984, qui a étudié aux Conservatoires d’Alkmaar et de La Haye, puis à la Hochschule für Musik und Theater de Munich. On l’a applaudie sur la scène de la Monnaie à plusieurs reprises, dès 2013, dans Hamlet d’Ambroise Thomas, mais aussi dans Mozart (Mitridate et Lucio Silla) et Janacek (La Petite Renarde rusée). Chez Meyerbeer, elle est touchante de bout en bout, dans le contexte d’une écriture vocale qui lui permet de déployer les qualités d’une voix lumineuse, aux aigus maîtrisés, et de travailler avec intelligence la psychologie d’une héroïne entre réalité et imagination. Quant à la clarinette, dont les moments solistes virevoltants ou voluptueux ressemblent à des aiguillons pour sa souffrance, elle est jouée avec une souplesse extrême par Davide Bandieri, né à Florence en 1979, premier clarinettiste solo de l’Orchestre de Chambre de Lausanne depuis 2012, ainsi que de l’Orchestre de la Camerata Strumentale de Prato en Toscane. Le drame qui se noue au fil de la cantate contient de vrais instants de grâce, Meyerbeer montrant ici des qualités dramatiques qui transcendent le propos pour en faire une pièce de genre au parfum presque sulfureux. Sous la baguette attentive de Diego Fasolis, les chœurs de l’Opéra de Lausanne et l’Orchestre de Chambre de Lausanne participent idéalement à cette aventure lyrique qui affirme le talent du compositeur.
Sauf erreur, cette partition n’avait plus été enregistrée depuis longtemps. On connaissait la version de Mariana Nicolesco avec Dieter Klöcker à la clarinette et l’Orchestre et les Chœurs du Festival de Ludwigsburg sous la direction de Wolfgang Gönnenwein (Pro Arte) et celle de Julia Varady avec le clarinettiste Jörg Fadle, le RIAS Kammerchoor et l’Orchestre de la Radio de Berlin emmenés par Gerd Albrecht (Orfeo). Ici, il s’agit d’un enregistrement public effectué le 8 novembre 2019 à l’Opéra de Lausanne. Lors du même concert, des airs de Mozart et de Beethoven (Ah, perfido) avaient été joués. Le choix de l’éditeur s’est porté sur la seule cantate, réduisant ainsi la durée du disque à un peu moins de quarante minutes. C’est peu, bien sûr, mais cette cantate aux multiples séductions mérite largement à elle seule une telle mise en valeur.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix