César Franck, les douze pièces : trois nouvelles parutions, sur de prestigieux Cavaillé-Coll (2/2)

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César Franck (1822-1890) : Six Pièces. Trois Pièces. Trois Chorals. Olivier Vernet, orgue. Livret en français et anglais. Mai 2021 & mars 2022. Coffret deux CDs TT 76’21 + 65’58. Ligia 

Gageons notre admiration aux entreprises de Michel Bouvard et Jean-Luc Thellin, mais avouons toutefois une dilection pour l’esthétique à la fois cossue et fantasque d’Olivier Vernet, fortement suggestive, au point que nous lui décernons un Joker Absolu. Pour mieux saisir les secrets de cette connivence, l'artiste a répondu à nos questions. Après plus de trente ans à pratiquer et approfondir ces pièces emblématiques, il s’est décidé à les enregistrer. Sur un prestigieux Cavaillé-Coll, qui nous avait déjà enchantés lors de la récente parution du troisième volume de l’intégrale des symphonies de Widor, voici une interprétation marquée par le brio et un certain activisme. Ennemie de l’excentricité et du coup d’éclat ? Pas toujours, toute proportion gardée. Des qualités en tout cas légitimes pour revitaliser le grand œuvre du « Pater Seraphicus » et en décaper le langage, explicité par la notice de l’éminent François Sabatier.

Certes malgré le zèle de circonstance, l’Allegro maestoso de la Grande Pièce symphonique ou le Final en si bémol majeur ne sont pas ceux qui laissent l’empreinte la plus forte, -ces atours pompeux dûment assouvis restent la part la plus vaine du corpus. Pourtant, qu’on ne se laisse pas tromper par la bonhommie de la Fantaisie en ut majeur qui ouvre le programme : bientôt, tout nous emporte dans son fantasme, nous ravit par la déclinaison de ses teintes, ses gradations et ses palettes puisées comme d’un orchestre aux nuances innombrables. Et c’est ainsi au long de ces deux disques. Dans l’ensemble, les allures sont aussi enlevées que la caractérisation se décante, rétive à la pesanteur et à l’inertie (ou alors c’est pour mieux les déjouer l’instant d’après). Ces divines fluidités (superbe Andante FWV 29 ; la Pastorale d’un idéal influx néo-mendelssohnien) s’inscriraient-elles en faux des vers de Charles Péguy, chantant la Meuse éternelle qui traverse la ville natale du composteur liégeois, « inaltérable et douce à toute enfance, O toi qui ne sais pas l’émoi de la partance, Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais » ? Car on avalisera au contraire la soif d’aventure et les lignes de fracture qui larguent les amarres dans la Fantaisie en la majeur, qu’Olivier Vernet conjugue en verbe inchoatif. À l’instar de la fameuse Pièce Héroïque, parcourue de tous les frémissements souhaitables (remarquable effet balbutiant à la fin de la section en si majeur, 5’05) ; à l’instar de l’ultime Choral, impérieusement propulsé, comme ces « fleurs d’encre crachant des pollens en virgule » dont parla une plume à fleur de peau -et pour en rester au lexique accentuel, quelle éloquente apostrophe, toute gourme jetée, pour résoudre à 0’33 le galop toccatisant !

Rien de superficiel toutefois, quand les manifestations épidermiques ne sont que le résultat de la tension du texte. La maturité de la vision frappe et émeut, ouvrant les chemins d’un détour vers soi et autant de ponts vers l’ailleurs. Un vent de picaresque ? On sait de quelles dramatisations Olivier Vernet est capable. Certaines pages se feuillettent comme un album de souvenirs qui se refusent à vieillir, de fragilités qui ne veulent abdiquer vigueur. Bien sûr les intensifications sont là. Pour preuve la magistrale conclusion du premier Choral (aveuglant tutta forza à 12’29 !). Pour autre preuve, le captivant travail d’ambiance que l’organiste monégasque déploie dans le second Choral : dans les liminaires accords clignotant en octave, on croirait entendre « la cloche qui tinte aux murs d’une ville, sous l’horizon, et la carcasse d’un pendu que rougit le soleil couchant », comme dirait Aloysius Bertrand (1807-1841). En cette procession lovée dans une suavité morbide, même les spectres endossent manteau de chair, en lieu d’une chevrotante Voix Humaine qu’on attendrait à 5’05 ; mais l’insidieux discours sait aussi évoluer vers des visions pénétrantes et glaçantes, à la Jacques Callot (1592-1635), ainsi le manège d’anches (l’épisode modulant, à 9’57) qui instille une vacillante horreur digne de l’arbre aux pendus de l’aquafortiste lorrain.

Globalement, ces inventives lectures cultivent un discours étrange et familier, nostalgique et vif, imposent des vérités flagrantes et autant d’arrière-plans inépuisables. Esprit de bilan contesté par l’instance qui ne veut rien figer, et scénarise. Un Franck de phares et balises qui nous éclairent moins qu’ils questionnent l’œil et l’oreille ; un voyage pour lequel chacun voudra s’embarquer et se risquer aux méandres. Le genre de témoignages qui ébranlent les certitudes et intriguent par leur goût insolite, leur éclat patent ou intestin, presque baroque. Rien moins qu’un Franck de chevet -sauf à y poser une lampe de Gallé ?

Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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