Que dit de notre époque le répertoire lyrique du XXe siècle ?

par

Thierry Santurenne : Orphée aux enfers libéraux. L’art lyrique pour entendre le monde contemporain. Paris, Fayard. ISBN 978-2-213-72617-5. 2023, 410 pages. 30 Euros.

Agrégé de lettres, docteur en littérature française et comparée, chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d’étude de politique Hannah Arendt de l’Université de Paris-Créteil et enseignant, Thierry Santurenne n’aura pas eu la joie de tenir dans ses mains le présent ouvrage consacré à l’opéra du XXe siècle. Il est en effet décédé brutalement le 9 septembre dernier, juste avant la parution du volume, qu’il avait pu finaliser dans les derniers jours du mois d’août. 

On connaît les travaux de cet intellectuel de haut niveau, en particulier l’ouvrage qu’il a consacré en 2016 à Robert Carsen, l’opéra charnel, aux Presses Universitaires de Vincennes, et L’opéra des romanciers. L’art lyrique dans la nouvelle et le roman français (1850-1914), paru chez L’Harmattan en 2007, une prodigieuse et passionnante étude de près de 500 pages, dans laquelle ce spécialiste des rapports entre littérature et musique approfondit un thème auquel il avait consacré maints articles. Sous un titre sibyllin, que l’on peut voir comme un questionnement des dérives et des égarements des sociétés libérales de notre temps, Thierry Santurenne s’est attardé encore une fois à l’opéra, en rappelant que, s’il a été souvent considéré comme conservateur et élitiste, quoique populaire, ce genre a été, tout au long de son histoire, le véhicule d’une pensée sociale et politique bien moins inféodée qu’on ne le croit à la pensée dominante. Cette remarque de la quatrième de couverture précise le propos de l’auteur qui a centré sa réflexion sur le renouveau de la mise en scène lyrique au XXe siècle. La vaste prospection mise en place est nourrie par une démarche analytique inspirée de l’examen dramaturgique préalable à la mise en scène à proprement parler. A cette fin, il se penche sur une série de domaines d’ordre collectif ou privé qui sont en pleine mutation et nourrissent sa réflexion.

Pour illustrer son propos critique qui concerne « l’opéra, miroir du monde, vilipendé », mais soumis à « la rédemption par la mise en scène », l’auteur a opté pour une approche de domaines fondamentaux qui sont regroupés dans des chapitres aux thèmes évocateurs : la guerre, la vie laborieuse, la femme, l’homme et le couple, la famille et l’enfant, le pouvoir, le culte de l’argent, la religion et la spiritualité, et même l’écologie, ouvrant ainsi diverses perspectives. Puisant dans le vaste répertoire du XXe siècle, il analyse une cinquantaine d’ouvrages qu’il décortique à partir de leur livret, faisant voisiner Richard Strauss et Britten, Chostakovitch et Berg, Poulenc, Bartok et Debussy, Rimski-Korsakov et Menotti, Schoenberg et Puccini, ou encore Korngold et Gershwin. Liste non limitative... Avec, prises au hasard en guise d’exemples d’une analyse poussée, des approches qui se révèlent percutantes, comme celles de Salomé de Strauss pour illustrer « l’adolescence horrifique », de The Death of Klinghofer de John Adams face au terrorisme, de La Passion grecque de Martinů pour l’amour du prochain, de La Petite Renarde rusée de Janacek pour un écologisme serein, ou, plus osée peut-être, mais porteuse d’un regard neuf, celle de Billy Budd de Britten face aux Dialogues des carmélites de Poulenc pour ce qui concerne l’identité sexuelle. Avec un point de vue qui, dans le cas du dernier opéra nommé, pourra surprendre plus d’un lecteur, mais tient la route d’une approche psychologique.

Ecrit dans un style élégant, cet ouvrage riche et foisonnant, qui fait aussi état du renouveau de la mise en scène, plus précisément depuis 1970, avec transposition de lieux et d’époque pour des lectures revisitées et aménagements divers, et accorde une place à d’autres arts, comme le cinéma et la littérature, ouvre des perspectives qu’un compte rendu limité ne peut englober de façon satisfaisante. Dans sa conclusion, Thierry Santurenne insiste sur le fait que les mutations et les interrogations de notre temps ont été anticipées par les œuvres qu’il aborde ici de façon large, et qu’elles ont permis à des metteurs en scène de développer une réflexion critique, avec plus ou moins de bonheur. Sans négliger les menaces qui pèsent sur le genre, considéré par d’aucuns comme n’étant plus en phase avec notre époque, au point d’oser récemment, à l’Opéra de Florence, la tentation de la modification du final de Carmen (c’est elle qui tue Don José, et non l’inverse), l’auteur transmet un message d’espoir artistique et sociétal. Celui de considérer que l’opéra s’impose aussi par son sens des nuances, attaché qu’il est aux réalités indépassables de l’existence humaine, ce qui l’amène à une observation plus attentive du monde. Une remarque à méditer dans l’optique d’une meilleure participation à l’essentiel, la terre et l’humanité, notre bien commun. Thierry Santurenne ouvre les portes d’une réflexion plus large à laquelle il apporte des pistes de réponses à travers l’acuité de son regard sur l’univers lyrique.

Jean Lacroix  

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