Rafael Payare et l’Orchestre Symphonique de Montréal : Une collaboration fructueuse au service de la musique germanique post-romantique

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Arnold Schoenberg (1874-1951) : Pelleas und Melisande Op 5 Verklärte Nacht (La nuit transfigurée) Op 4 (version pour orchestre à cordes révision 1943). Orchestre Symphonique de Montréal, direction Rafael Payare. 2024.  Livret en anglais et français .72’31’’ / Pentatone.- PTC 5187 218.

Rafael Payare et l’orchestre de Montréal continuent leur exploration de la musique germanique née au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle alors que le langage romantique brille de ses derniers feux. Après deux enregistrements consacrés à Gustav Mahler (Symphonie n° 5 Rückert- Lieder) et Richard Strauss (Une vie de héros), l’Orchestre symphonique de Montréal et Rafael Payare achèvent leur projet consacré à la musique germanique post-romantique. Ils tournent cette fois leur regard vers les premières œuvres orchestrales d’Arnold Schoenberg qui adoptent elles aussi un langage post-romantique.

Au tournant du vingtième siècle, le courant romantique qui a illuminé le dix-neuvième siècle décline progressivement. Concernant la musique orchestrale, le modèle allemand alors dominant produit des œuvres symphoniques imposantes, fortement développées et architecturées (Johannes Brahms, Anton Bruckner…). C’est aussi le cas dans le domaine de l’opéra (Wagner, Richard Strauss). Le jeune Arnold Schoenberg constatera cette dérive inexorable ainsi que l’apparition dans certaines œuvres nouvelles (chez Mahler ou Strauss notamment), de dissonances encore bien modestes. Liszt fera la même constatation un an avant sa disparition et composera en 1885 une pièce intitulée « Bagatelle sans tonalité ». Certes, cette pièce use plus d’artifices pianistiques et surtout de chromatiques que de véritables dissonances consécutives à un processus atonal. Cependant cette œuvre témoigne de l’intérêt et de la préoccupation de Liszt pour ce phénomène. A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs compositeurs envisageront la nécessité de faire évoluer le langage romantique, voire de rompre avec lui pour en modifier les fondements. Ce sera le cas d’Arnold Schoenberg à partir de 1908 (date où il introduit des dissonances dans sa musique avec les trois pièces pour piano opus 11) jusqu’à 1923 où il pose officiellement les fondements du dodécaphonisme, où les douze sons de la gamme chromatique sont égaux entre eux, sans aucune hiérarchie comme dans la musique tonale.

Dans sa jeunesse, Schoenberg a reçu de ses parents une excellente éducation musicale (il était un excellent violoniste) sans toutefois envisager d’en faire son métier. Il apprendra ainsi la composition en autodidacte et sera particulièrement marqué par cette musique romantique dont il admire tout particulièrement les œuvres composées par Brahms et Wagner. Il s’attachera sa vie durant à transcrire ou à orchestrer les œuvres de grands compositeurs qu’il admire tout particulièrement tels Brahms, Mahler, Schubert ou Johann Strauss II mais aussi certains de ses confrères comme Reger ou Busoni.

L’enregistrement de l’orchestre Symphonique de Montréal magnifiquement dirigé par Rafael Payare propose deux de ses premières œuvres avec  La nuit Transfigurée  (composée à l’origine en 1899 pour sextuor à cordes et qui sera orchestrée ultérieurement), et  Pelleas und Melisande  composé entre 1902 et 1903. Comme l’indique Rafael Payare dans l’excellent texte de présentation : « Schoenberg a adroitement synthétisé les influences conflictuelles de Brahms et de Wagner, tout en bénéficiant des développements déterminants de Richard Strauss dans le genre du poème symphonique. A la croisée de ces différents courants artistiques, la personnalité forte et singulière de Schoenberg transparaît ».

Les deux œuvres regroupées sur cet enregistrement sont inspirées par des œuvres littéraires (de Richard Dehmel pour la Nuit Transfigurée, et de Maurice Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande), même si ces textes donnent surtout au compositeur un motif pour composer des musiques extrêmement expressives qui explorent avec raffinement et subtilité la palette des émotions humaines, et des tensions qu’elles génèrent. 

Pelléas et Mélisande est un Drame en cinq actes, aux fortes connotations symbolistes. Cette pièce de théâtre écrite en 1892 par Maurice Maeterlinck traite de sujets propres à l’être humain comme l’amour, la passion, la jalousie et la mort. Ces thèmes sont universels et de ce fait, l’œuvre proche du mythe ou de la légende, n’est pas attachée à un lieu ou à une époque. Cela donne à cette pièce intemporelle une grande liberté d’adaptation. Celle-ci connaîtra la renommée, y compris dans les pays non francophones (d’où le titre germanisé donné par Schoenberg). En moins de cinq ans l’œuvre de Maeterlinck inspirera en ce tout début de vingtième siècle pas moins de quatre grands compositeurs, avec l’opéra de Claude Debussy (1902), mais aussi avec les œuvres orchestrales écrites par Gabriel Fauré (1900/01), Arnold Schoenberg (1902/03) et enfin Jean Sibelius (1905). 

C’est sur les conseils de Richard Strauss que Schoenberg composera son  Pelleas und Melisande  sans connaître les œuvres de Fauré et de Debussy qui lui sont légèrement antérieures. Tout comme Debussy, Schoenberg avait tout d’abord envisagé d’en faire un opéra, mais se ravisera pour composer cette pièce orchestrale absolument magistrale. Ce poème symphonique aux dimensions démesurées est particulièrement puissant et nécessite un effectif orchestral imposant de plus d’une centaine d’instrumentistes. Son architecture est assez complexe puisqu’il est construit en un seul mouvement, d’une durée d’environ trois quarts d’heure. Cependant, celui-ci se décompose dans sa structure interne en quatre « sous-parties » d’un seul tenant, à la manière d’une symphonie déguisée. Cette œuvre possède d’ailleurs l’architecture d’une symphonie avec un premier mouvement débutant par une lente introduction et menant à un allegro (respectant la forme sonate où deux thèmes sont exploités). Ce premier épisode fait place à un Scherzo tripartite auxquels suivent un mouvement lent, puis un Finale. Toutes ces parties sont liées par une grande unité thématique assurant ainsi la cohésion de l’œuvre. Dans  Pelleas und Melisande, Alban Berg, l’élève de Schoenberg, dénombre vingt-quatre thèmes musicaux différents caractérisant notamment les trois personnages principaux (Pelléas, Mélisande et Golaud), dans un langage post-romantique et tonal. Contrairement à Maeterlinck, Schoenberg préfère donner chair à chaque personnage, plutôt que d’en souligner le côté symbolique. Par ces rythmes étirés, ces harmonies non résolues et la mouvance permanente des thèmes, Schoenberg, suivant la trame de la pièce de Maeterlinck créé une puissante atmosphère particulièrement expressionniste, où le drame (incarné par la mort de Mélisande) progresse inéluctablement à chaque tableau. 

C’est en 1899 (trois ans avant  Pelleas und Melisande ), que Schoenberg compose la Nuit transfigurée. Le jeune compositeur est alors âgé de vingt-cinq ans et s’éprend de la sœur de son professeur de musique chez qui il passe des vacances. Son professeur n’est autre qu’Alexander von Zemlinsky, un éminent compositeur, chef d’orchestre et pédagogue autrichien qui deviendra le plus fervent soutien de son futur beau-frère. La Nuit transfigurée est basée sur un poème de l’écrivain allemand Richard Dehmel. Autant la pièce de Maeterlinck sombrait dans le drame de la jalousie conduisant à la mort de Pelléas, puis de Mélisande, autant le poème de Dehmel délivre un message opposé, fait d’amour, de confiance et de foi en l’avenir.  

Le poème, extrait du recueil « Weib und Welt » (la femme et le monde) paru en 1896, narre l’errance de deux amants dans la forêt par une nuit glaciale, éclairée par la lune. La femme avoue à son nouvel amant attendre l’enfant d’un autre homme. Son compagnon l’apaise et chasse ses remords : « L’enfant que tu as conçu ne sera point un fardeau pour ton âme, Ô vois de quelle clarté brille l’univers…. Tu flottes avec moi sur la froide mer et pourtant une chaleur singulière passe en vibrant de toi en moi, de moi en toi…. Elle transfigurera l’enfant étranger, tu le mettras par moi et pour moi au monde, tu as fait pénétrer en moi la splendeur et de moi, tu as fait un enfant …. Après une tendre étreinte, les deux êtres vont à travers la vaste nuit baignée de clarté ».

Ce poème inspire tout particulièrement Schoenberg dans un moment où lui-même baigne dans des sentiments amoureux passionnés. C’est donc tout naturellement à Mathilde, sa future épouse, que l’œuvre est dédiée. Schoenberg la composera en moins de trois semaines, et tout comme pour Pelléas, le compositeur adopte un langage tonal au Romantisme tardif, où les ombres de Wagner et de Brahms planent en permanence.  

L’œuvre composée en 1899 est tout d’abord une œuvre de musique de chambre, un sextuor à cordes pour deux violons, deux altos et deux violoncelles. Ce n’est qu’en 1917 que Schoenberg en réalisera une première version pour orchestre à cordes, qu’il remaniera une nouvelle fois en 1943. C’est cette dernière version révisée que nous proposent l’OSM et Rafael Payare. 

Schoenberg crée ici une œuvre magistrale au lyrisme exacerbé qui met en exergue et traduit musicalement toutes les tensions psychologiques du poème de Dehmel, depuis l’aveu de la femme, jusqu’à l’acceptation par l’homme de l’enfant à venir, et la transfiguration au travers de celui-ci de l’amour qu’ils se portent mutuellement. Arnold Schoenberg s’attache tout particulièrement à analyser les sentiments profonds des protagonistes, mais aussi à caractériser de façon très imagée et sensuelle le dialogue entre les personnages ainsi que tous les éléments de la nature environnante (la lune, la forêt, le froid…) qui donnent à l’œuvre cette ambiance si particulière. Les cinq mouvements de la Nuit transfigurée suivent de près la trame du poème de Richard Dehmel. La construction même du poème crée un contraste saisissant que Schoenberg exploite de façon très subtile. La marche au clair de lune encadre l’aveu de la jeune femme puis la réponse de l’homme, comme si cette nature figée, glacée mais lumineuse, devenait un témoin muet et complice des tendres et chaleureux sentiments humains qui lient le couple.  

Cette musique témoigne aussi d’un changement d’époque. En ce début de vingtième siècle où le progrès fait son œuvre dans tous les domaines, que ce soit pour les arts, les sciences, la technologie et la recherche dans tous les domaines, y compris en médecine. Vienne, qui est alors une ville en perpétuelle effervescence, et un haut lieu de la culture en Europe n’échappe pas à ce bouleversement général. Bien avant de poser les règles de l’Atonalité et du Dodécaphonisme, Schoenberg adoptait déjà un langage musical novateur par rapport aux normes alors en vigueur, héritées du Romantisme allemand. A Vienne, au moment où Schoenberg composait sa Nuit transfigurée, Sigmund Freud posait les bases de la psychanalyse. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés (Freud étant peu intéressé par la musique), on peut néanmoins se demander si l’analyse faite par Schoenberg du psychisme des deux protagonistes de la Nuit transfigurée, ne pourrait pas découler d’une approche similaire ? Cette approche analytique de la psyché humaine, de ses fantasmes et de son inconscient était semble-t-il à la mode dans cette Vienne foisonnante et avide d’idées nouvelles. 

Il existe de nombreux enregistrements de ces deux œuvres de jeunesse de Schoenberg, mais bien peu peuvent prétendre à une telle cohérence et à une telle profusion sonore. Si l’ensemble de l’Orchestre Symphonique de Montréal est somptueux, ses cordes chatoyantes très sollicitées dans ces œuvres méritent cependant tous les éloges pour leur qualité sonore faite de souplesse et de chaleur. Par ailleurs, le travail d’analyse réalisé par Rafael Payare est exceptionnel à plus d’un titre, tant au niveau narratif que dans la parfaite réalisation de chaque détail de ces partitions pourtant riches et complexes. Le résultat est magnifique tant au niveau de la suggestion que de l’imaginaire qu’il suscite. 

Ces enregistrements bénéficient en outre d’une excellente prise de son, ce qui favorise grandement le confort d’écoute et d’attention que nécessitent ces œuvres subtiles, à découvrir ou à redécouvrir de toute urgence.    

Notes : Son : 8,5 Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10

Jean-Noël Régnier  

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