Rare musique de chambre romantique dans l’orbite germanique, trois nouvelles parutions
Ferdinand Ries (1784-1838) : Grand Sextuor en ut majeur pour piano, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse Op. 100 ; Introduction et danse russe pour violoncelle et piano Op. 113 no 1 ; Trio en ut mineur pour piano, violon et violoncelle ; Sextuor pour piano, harpe, clarinette, basson, cor et contrebasse Op. 142. The Nash Ensemble. 2021. Livret en anglais, français, allemand. TT 78’11. Hyperion CDA68380
Norman O’Neill (1875-1934) : Trio avec piano Op. 7 ; Soliloque pour contrebasse et piano ; Sonate en la mineur pour violoncelle et piano. Suite en si mineur pour violon et piano. Ensemble Color. Florian Streich, violoncelle. Sarah Hiller, piano. Fabian Rieser, violon. Fátima Agüero Vacas, contrebasse. Livret en anglais, français, allemand. Mai 2021. TT 60’12. MDG 938 2237-6
Chamber Music with Organ. Josef Gabriel Rheinberger (1839-1901) : Suite pour violon, violoncelle et orgue en ut mineur Op. 149 ; Suite pour violon et orgue en ut mineur Op. 166 ; Sechs Stücke pour violon et orgue, Abendlied pour violoncelle et orgue, Elegie pour violoncelle et orgue, Pastorale pour violoncelle et orgue Op. 150 ; Rhapsodie pour hautbois et orgue ; Andante Pastorale pour hautbois et orgue. Michela Bergamasco, violon. Cristina Monticoli, hautbois. Marco Dalsass, violoncelle. Manuel Tomadin, orgue. 2021. Livret en anglais. TT 62’66 + 57’36. 2 CDs Brilliant 96470
Quelques points communs et symétries apparentent ces trois parutions qui couvrent les bornes de l’époque romantique. Un Irlandais formé à Francfort, un Allemand qui trouva gloire en Angleterre. Un compositeur dont l’œuvre chambriste reste dans l’ombre de son catalogue organistique, un autre qui aux yeux de la postérité reste dans l’ombre de son génial professeur. Celui-ci est Ferdinand Ries, qui par un juste retour des choses reçut l’enseignement de Beethoven auquel son père, Franz Anton, avait donné des leçons de violon. Un cadeau empoisonné d’être formé par un génie de la musique, et de se voir suspecté d’imitation tout en restant bien en-deçà de l’étalon de comparaison. Sa disparition en 1838 ne souleva guère d’émoi. Et pourtant Ries connut une certaine gloire outre-Manche, pendant la décennie qui suivit son arrivée à Londres en 1813. Là, ses talents de pianistes furent salués autant que sa plume de compositeur. Outre quelques opéras, il se distingua surtout dans le répertoire orchestral (huit symphonies), et chambriste (vingt-six quatuors à cordes). Les œuvres sélectionnées dans cet album datent de cette fastueuse moisson anglaise, et s’articulent autour de l’instrument de prédilection de son auteur, le clavier.
Une veine adroite, mélodieuse, fait fructifier avec bonheur et caractère l’héritage du classicisme, en l’habillant de quelques affects à la mode. Cette musique mérite mieux que le dédain. Parmi les spécificités de ces opus, on notera des variations sur un célèbre air irlandais (The last Rose of summer) dans le Grand Sextuor. En sus du brio attendu, Introduction et danse russe dispense d’ingénieuses tournures virtuoses au piano. Le Trio, où l’influence du Maitre de Bonn apparaît patente, comme celui-ci l’aurait lui-même remarqué, se conclut dans une vigueur quasi folklorique, entre marche et tarentelle. D’autres épices, hongroises, animent le final du Sextuor, dont la principale originalité s’avère toutefois la nomenclature, avec harpe et vents : des sonorités fraiches et charmantes, que le Franz Ensemble a récemment flattées (MDG, 2019). On en trouve un autre enregistrement par une équipe de Francfort, captée en 1999 pour CPO, un label qui a beaucoup fait pour abonder la discographie de Ries (voir les albums du Linos Ensemble et du Mendelssohn Trio).
On connait le Nash Ensemble, en résidence au Wigmore Hall, comme un des plus talentueux attelages britanniques, à géométrie variable. Au piano, Simon Crawford-Phillips et Benjamin Frith se partagent le programme. Stephanie Gonley et Jonathan Stone au violon, Lawrence Power à l’alto, Adrian Brendel au violoncelle, Graham Mitchell à la contrebasse, Richard Hosford à la clarinette, Ursula Leveaux au basson, Richard Watkins au cor, Hugh Webb à la harpe : les partenaires placent haut la barre de l’entente concertante. Un exemplaire récital, tant pour l’articulation de son contenu que pour son interprétation, d’un style adéquat. Admirable réalisation, parée d’une somptueuse prise de son, qui galonne un giron chambriste qu’on peut ici savourer à sa juste valeur.
Disponible en SACD, la parution de MDG annonce des œuvres en « premier enregistrement mondial ». Étudiant dans la capitale anglaise puis au Conservatoire de Francfort/Main (il s’y joignit à Percy Grainger, Roger Quilter, Cyril Scott et Balfour Gardiner), professeur à la Royal Academy of Music de Londres, influencé par Elgar (décédé la même année que lui) et Delius, tout comme par le romantisme allemand : la biographie de l’Irlandais Norman O’Neill reflète sa double-culture et s’exprime dans ses œuvres, où une conception rigoureuse de la forme s’allie la chaleur mélodique. En témoigne le panel chambriste ici offert, en marge de la musique de scène qu’il écrivit d’abondance, lors de sa collaboration avec le Haymarket Theatre. On trouve des échos de ces confluences stylistiques dans la Suite en si mineur, partagée entre aspiration symphonique (allegro moderato), veine lyrique (adagio), légèreté mendelssohnienne (allegro molto), sens de la couleur (finale à variations).
L’anthologie couvre un large spectre chronologique de cette production, depuis la Sonate en la mineur conçue en 1896 à la fin de son apprentissage en Allemagne, jusqu’au Soliloque de 1926 où la contrebasse déploie sa méditation introvertie, en passant par le Trio opus 7 créé en novembre 1900 au Steinway Hall de Londres. Assemblés au sein de l’Ensemble Color, Sarah Hiller et Florian Streich enseignent au Dr Hoch Konservatorium de Francfort et se relient par ce biais à ce compositeur qu’ils ont redécouvert dans les archives du lieu. L’interprétation se révèle fine à souhaits, le clavier parvient à une enviable expressivité. Mais l’on n’en dira pas autant des violoncelliste et violoniste : dans le Trio et la Sonate, on regrette l’investissement plutôt timide des cordes, alors que ces pages réclament d’évidence des archets qui s’en approprieraient les élans et les drames. Sarah Hiller atteint un engagement mieux convaincant dans la Suite qui referme ce parcours.
Ambiance fin de siècle en compagnie de Josef Gabriel Rheinberger (1839-1901). Professeur d’orgue et composition au Conservatoire de Munich, une ville où se déroula l’essentiel de sa carrière, celui-ci reste surtout connu pour ses vingt Sonates, un legs majeur du répertoire romantique pour l’instrument à tuyaux. Son catalogue riche de quelque deux cents opus couvre la symphonie, la sphère sacrée et l’intimisme chambriste. Signée de Manuel Tomadin, que l’on admire pour sa remarquable discographie vouée au baroque germanique, la notice évoque l’attrait de mélodies claires et de contrepoint aisé. On les apprécie dans ce récital qui fait le tour de la musique de chambre avec orgue. Celle-ci repose principalement sur trois Suites, déployées entre vingt (opus 166) et quarante minutes (le vaste opus 149). En duo ou trio, les cordes en sont le partenaire.
Certaines pages se déclinent dans plusieurs moutures, comme celles des Sechs Stücke dont nous entendons ici les versions avec violon mais aussi violoncelle (Abendlied, Elegie, Pastorale). Les deux pièces avec hautbois proviennent des Sonates pour orgue. Les sessions ont opté pour le moelleux Steinmeyer de l’église luthérienne de Trieste : des ressources modestes (dix-sept jeux sur deux claviers et pédalier) mais cossues (voire un peu bouffies), contribuant à la chaleur et à l’assise du discours, serti dans une captation enveloppante.
Pour les œuvres en duo avec violon, on imaginerait toutefois archet moins sévère et plus expressif, ce qui du moins épure la diction et évite le charme désuet. Armée de telles qualités, Michela Bergamasco aurait pu tracer le Moto perpetuo avec l’énergie et la rigueur attendues ; hélas à front renversé, la course semble parfois hésiter et s’étioler. Au demeurant, les quatre artistes qui dialoguent avec la console font ce qu’il faut pour que le lyrisme et la sincérité de ces œuvres résonnent avec tact. Ce qui nous vaut un subtil parfum « Jugendstil », par exemple dans Ouverture de l’opus 150, où Manuel Tomadin suscite de délicieuses envolées et floraisons, inspirant à la violoniste les phrasés les plus expansifs de ce second CD, avant un Thema mit Veränderungen tendrement filé.
Hyperion = Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : 10
MDG = Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 7 – Interprétation : 6-8
Brilliant = Son : 8,5 – Livret : 7 – Répertoire : 7,5 – Interprétation : 7,5
Christophe Steyne