Re-création de "Frühlings Erwachen", le premier opéra de Benoît Mernier

par

Benoît Mernier

Créé à La Monnaie avec le succès que l'on sait en 2007, Benoît Mernier a remanié la partition de son premier opéra Frühling Erwachen conçue avec orchestre symphonique pour en concentrer l'effectif à un ensemble de 16 musiciens.
« L’Éveil du printemps » d'après Frank Wedekind sur un livret de Jacques De Decker raconte les difficultés d’une jeunesse en pleine puberté, découvrant une sexualité naissante, se rebellant contre parents et professeurs, se battant pour de nouveaux idéaux… Une thématique qui traverse les temps, présentée ici dans une version contemporaine.
Cette nouvelle production pour petit ensemble a été donnée en janvier et février derniers à Gand par l'International Opera Academy (ex Opera Studio Vlaanderen). Elle sera prochainement à Hasselt (le 26 mai au CCHA), à Flagey (le 30 mai) et à l'Opera Vlaanderen (Anvers les 10 et 11 juin). Les jeunes chanteurs de l'International Opera Academy sont entourés par l'Ensemble Spectra dirigé par Filip Rathé. La mise en scène est signée Guy Joosten et la scénographie Roel Van Berckelaer.
Voir l'interview que Benoît Mernier accordait à Crescendo en décembre 2006 pour présenter son premier opéra.
Voici aussi ce que nous pouvions lire en nos pages lors de la création de Frühlings Erwachen à La Monnaie :

Frühlings Erwachen, le premier drame de Frank Wedekind, apparut subversif et scandaleux en 1891 (dix ans avant les premiers textes publiés de Sigmund Freud sur la sexualité!). Certes la pièce semble datée, voire désuète, par maints détails, car les mœurs ont vertigineusement évolué, grâce à de pareilles œuvres du reste. Il n’est plus plausible aujourd’hui que des adolescents tout juste pubères ignorent tout des “choses de la vie”, que la pruderie hypocrite de leurs parents ne saurait plus leur dissimuler. Et on n’envoie plus en maison de correction un gamin qui a dessillé son camarade par un texte écrit, avant d’engrosser sa copine. Mais, à la base, le message de Wedekind demeure totalement actuel. La maturité sexuelle fut et demeure le grand rite de passage de la vie. Seul Melchior Gabor, le héros central de la pièce, parvient à franchir le seuil vers la vie d’homme, c’est le seul qui évolue, et il en paie le prix: la perte de l’innocence, concrétisée par celle de deux vies humaines, ses victimes: Wendla qu’il a rendue enceinte et qui meurt d’un avortement raté, et Moritz, qui se suicide sous le double choc de l’échec scolaire et de la révélation par Melchior des réalités du sexe. Melchior laisse Moritz à sa tombe et suit vers la vie adulte son mentor l’Homme masqué, substitut de son père biologique défaillant. En dehors de ces trois personnages centraux, on trouve Hänschen, dont l’onanisme débouche sur une homosexualité idyllique et dénuée de conflits en l’absence de l’autre sexe, mais foncièrement immature et donc incapable d’aller vers la vraie vie. Et quant à Ilse, la délurée, l’émancipée -qui peut-être s’appellera bientôt Lulu-, Ilse qui essaie vainement de sauver Moritz, trop faible et trop lâche pour s’arracher à l’empire de la mort en la suivant, elle paie son illusoire liberté en étant réduite au rôle d’objet sexuel de toute sa confrérie d’artistes. Or, toutes ces situations existent toujours, et c’est certainement cette permanence qui a encouragé Benoît Mernier, auquel son maître Philippe Boesmans, dédicataire de ce premier opéra, a fait découvrir la pièce, à choisir ce sujet non dénué d’embûches. La délicatesse des sentiments de l’homme Mernier qui se reflète dans toute sa musique, lui a permis de traiter le sujet avec une merveilleuse prudence, qui n’exclut nullement -au contraire- l’intensité et la vigueur de l’expression. Un écueil considérable était de faire chanter des rôles de jeunes adolescents, presque d’enfants, par des voix d’adultes, ceci est évidemment moins gênant pour les filles, mais il faut un moment pour s’habituer à entendre Moritz et Melchior incarnés par un sombre baryton et un vaillant ténor. Jacques De Decker a resserré le livret des deux tiers par rapport à l’original de Wedekind, surtout en réduisant à peu de choses la présence des adultes, qui demeurent ici invisibles (on ne les entend qu’en coulisses) à l’exception du mystérieux deus ex machina masqué de la dernière scène. Même ainsi, le texte demeure fort long, et il a suscité deux heures et demie de musique, une musique d’une richesse expressive et sonore, d’une générosité lyrique somptueuse qui sans cesse nous captive et nous envoûte. Au détriment du mouvement dramatique et du rythme scénique? Le risque existe, d’autant plus que le choix des deux Vincent (Boussard, le metteur en scène et Lemaire, le décorateur) de multiplier les décors (douze au total!) en lieu et place de l’habituel austère et statique décor unique, entraîne l’inévitable servitude de changements parfois prolongés, que le compositeur a meublé par d’admirables interludes symphoniques à rideau fermé -qui feront l’objet d’une belle suite de concert-, cassant parfois le rythme théâtral, particulièrement lors du “viol” de Wendla au milieu du deuxième Acte (cœur de l’ouvrage et “péripétie” de toute l’action) et dans la longue et grandiose page orchestrale succédant à l’idylle homosexuelle au 3e Acte. Cette page occupe la place des grands interludes similaires dans Wozzeck et dans Pelléas et Mélisande, et c’est le moment de rappeler que si le découpage de L’Eveil du printemps en scènes brèves et nombreuses rappelle celui du chef-d’œuvre de Berg, Debussy s’était heurté au même problème et avait dû ajouter en hâte des interludes orchestraux. Mais je trouve que dans le cas d’un travail d’équipe aussi intime et soutenu qu’ici, c’était aussi aux deux Vincent d’assumer leurs responsabilités en la matière. Après avoir vu le spectacle une seconde fois, une réserve plus grave se confirme. Le 2e Acte, qui est dans l’ensemble un grand mouvement lent de caractère plus intime, connaît une réelle chute de tension aux scènes 2 et 3 (après le monologue de Hänschen). Dans le dialogue mère-fille de la scène 2, la matière musicale soudain s’appauvrit, et l’omniprésence des seules clarinettes se prolonge dans la scène suivante, malgré l’appoint du piano jouant un Intermezzo de Brahms. L’une des deux scènes, fort longues, est de trop. Or la scène 2 est indispensable quant à l’action dramatique alors que musicalement c’est le point faible de l’œuvre, C’est au metteur en scène et à l’éclairagiste de fournir le contrepoint visuel d’une animation rythmique. Le soir de la Première il subsistait d’ailleurs un gênant hiatus: de longues minutes de silence après le monologue onaniste de Hänschen au début du 2e Acte… Mais si on peut faire un reproche à l’œuvre de Mernier, ce n’en est pas un: c’est un excès de richesses musicales, normal pour un premier opéra dans lequel le compositeur n’a pas eu le courage de couper, fût-ce des merveilles. Mais qui s’en plaindra? Ployant sous le faix de ses richesses, la musique se complait très souvent dans des tempi lents ou modérés, de sorte que l’étincelant, le bondissant Scherzo de la scène d’Ilse au 2e Acte apporte un contraste bienvenu. Cette musique où flottent par moments d’entêtantes effluves de Boesmans et de Berg (Lulu plus que Wozzeck, Wedekind oblige!) ignore avec bonheur les conflits devenus désuets de la “modernité” ou non. Pour se contenter d’exprimer avec bonheur, avec plénitude, la belle et riche personnalité d’un créateur parvenu à la pleine maturité. Rarement la naissance d’un opéra nouveau aura été entourée de soins plus attentifs que cette dernière grande création du règne de Bernard Foccroulle à la Monnaie: somptueux programme, interviews, supplément spécial de La Libre, et jusqu’à un livre entier publié chez Mardaga et dont nous rendrons compte dans notre prochain numéro. L’enfant risquait d’étouffer sous tant de cadeaux, mais il n’en a rien été. L’œuvre a fait l’objet d’une préparation exemplaire, de décors (surtout de paysages), costumes et éclairages d’une beauté à faire rêver, d’un orchestre au sommet de sa forme sous la houlette (nouvelle pour moi) d’un chef idéal, Jonas Alber, enfin d’une distribution parfaite, (double, mais je n’ai vu que la première des deux) tout autant que la direction d’acteurs de Vincent Boussard. Otokar Klein est un Melchior à la jeune virilité rayonnante, ténor plein d’éclat et de vaillance, à quoi s’oppose le baryton plus sombre et douloureux de Nikolay Borchev en Moritz. Kerstin Avemo incarne une Wendla bouleversante dans son déchirant passage de l’enfance lumineuse à l’adolescence blessée, bientôt à mort. Une mention particulière pour la jaillissante Ilse de Gaële Le Roi, irrépressible rayon de soleil. Et puis il y a encore le tendre et touchant Hänschen de Michael Joseph Szczesniak et son complice Johannes Weiss (Ernst) dans leur idylle des vignes. Sans oublier la parfaite présence du chœur des jeunes de la Monnaie dans le palestrinien ensemble vocal ouvrant le 3e Acte et enfin, sortant des coulisses où il incarnait jusque-là le père de Melchior Gabor, l’impressionnant Konstantin Wolff, l’Homme masqué à la belle basse “noire” qui entraîne Melchior vers l’âpreté de la vraie vie. On sort de cette soirée encore largement hanté par le souvenir de ce que l’on peut, je crois, appeler un chef-d’œuvre.
Harry Halbreich
La Monnaie, 9 mars 2007

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