Andrea Lucchesini : un Schubert à visage humain
Franz SCHUBERT (1797-1828) : Sonate pour piano D 960 ; Trois Pièces pour piano, D 946. Andrea Lucchesini, piano. 2020. Livret en allemand et en anglais. 78.48. Audite 97.766.
Dès qu’il entame le Molto moderato initial de la Sonate D 960, le pianiste Italien Andrea Lucchesini ouvre les portes d’un univers dans lequel l’imagination poétique est de mise, un espace lyrique où la respiration tient une place primordiale. Le présent CD est le deuxième volet d’un projet en trois volumes, consacré aux dernières partitions de Schubert. Le premier s’attardait en 2018 à la Sonate D 959, accompagnée de la Sonate D 537 et de l’Allegretto D 915. Lucchesini a bien compris que dans cette D 960, datée de la fin de septembre 1828, Schubert, qui va mourir dans moins de deux mois, est en phase de résignation, sinon d’acceptation, et que sa réponse à l’inéluctable est précisément inscrite dans une sorte de confiance sereine qu’il convient de traiter avec le plus grand respect. C’est ce que fait ce pianiste au toucher soyeux et pudique qui nous entraîne souvent dans le partage d’un murmure mystérieux qui se développe dans un Andante sostenuto de toute beauté, fluide et humble, sans poids inutile qui viendrait troubler cette respiration évoquée, qui se veut en quelque sorte alchimique. Ne serait-ce pas le plus beau mouvement lent de Schubert, celui dans lequel les inflexions de la mélodie nous bouleversent par leur allure inexorable ? Mais ce qui est encore plus émouvant, c’est que le chant s’élève, un chant qui n’est pas loin du secret et qui laisse entrevoir la perspective d’un autre monde, qui va s’épanouir dans le troisième mouvement, ce bref Scherzo-Allegro vivace qui ne porte pas pour rien la précision de « con delicatezza ». Ô surprise : cet épanouissement est plein de fraîcheur, de tendresse ; ne dirait-on pas que Schubert retrouve la joie de souvenirs anciens, ceux de l’enfance peut-être ? Ici, la poésie tourne à plein régime à travers de discrets rubatos que Lucchesini manie avec finesse. Et puis, dans l’Allegro, ma non troppo, où le rondo et la forme sonate sont liés, cette manière de légèreté, pour ne pas parler d’insouciance, nous interpelle d’autant plus que, lorsqu’une seconde mélodie, bien marquée, apparaît, la vigueur rejoint certains aspects du premier mouvement, dans une évidence de contrastes qui demeurent toujours sous le signe exigeant de la respiration, lisse et naturelle, infiniment libre. Lucchesini apporte à ce chef-d’œuvre absolu une dimension à la fois noble et grave, profonde et chaleureuse, que nous partageons avec lui dans une réelle empathie.
Andrea Lucchesini, né en 1965, a été l’élève de Maria Tipo. En 1983, à Milan, il a remporté le premier prix du Concours Dino Ciani, ce virtuose disparu en 1974 à l’âge de 33 ans, prix qui lui a permis de jouer très vite avec des chefs comme Claudio Abbado ou Roberto Chailly. Il est aussi titulaire d’autres récompenses. Au niveau discographique, il a enregistré pour Stradivarius en 2004 une intégrale en public des sonates de Beethoven ; son parcours l’a mené de Chopin à Saint-Saëns, Tchaïkowski ou Berio, dont il a créé quelques pages en première mondiale. Souvent cité pour ses sonorités rondes et envoûtantes, Lucchesini en apporte une nouvelle preuve dans le complément de ce CD Audite ; il s’agit des Trois Pièces D 946, éditées après la mort de Schubert mais composées en mai 1828. Un choix on ne peut plus judicieux car la passion, d’où ressort une certaine angoisse dans la première pièce, est contrebalancée par le sublime refrain lumineux de la deuxième. Le cœur de Schubert est presque mis à nu dans cet aveu sentimental, avant que la joie et un enthousiasme communicatif ne viennent transcender l’Allegro de la troisième pièce. Lucchesini traduit avec diaphanéité ces rêves éveillés qui, tout comme la Sonate D 960, ouvrent sur l’éternité. Une éternité à partager avec Schubert, n’est-ce pas une invitation des plus tentatrices ? Andrea Lucchesini signe ici un superbe CD, enregistré dans la Leibniz Saal du Centre de Congrès de Hanovre en novembre 2018 ; il vient se placer parmi les plus éloquents témoignages schubertiens de notre temps. Le troisième volume est attendu avec une patiente impatience.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix