Regard croisé sur les Sonates de Bach et Mendelssohn à l’orgue de Memmingen
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Six Sonates en Trio BWV 525-530. Felix Mendelssohn (1809-1847) : Six Sonates pour orgue Op. 65. Hans-Eberhard Roß, orgue de l’église St. Martin de Memmingen. Livret en allemand, anglais. Juin 2020. TT 68’49 + 72’18. Audite 23.447
Peu après l’inauguration du Goll de Memmingen en 1998, Hans-Eberhard Roß confia un récital aux micros d’IFO. À cette même console (62 jeux sur quatre claviers à traction mécanique), il grava une intégrale César Franck (2005-2006) et les Symphonies de Louis Vierne (2011-2013). Après ces CD remarqués à leur parution, fût-ce par quelques contestables idiosyncrasies, il nous revient ici avec un alléchant programme. C’est la première fois que ces œuvres sont enregistrées sur cet orgue. Encore une version alors qu’on trouve déjà sur le marché quantité de très bons enregistrements ?, se demande le livret, avec quelque lucidité. Car évidemment pour ces deux ensembles, les références discographiques abondent. Pour Bach, Michel Chapuis à Copenhague (Valois), Marie-Claire Alain à Näfels (Erato), Ton Koopman à Amsterdam (Archiv), Kei Koïto à Groningen (Harmonic Records), Kay Johannsen à Stein-am-Rhein (Hänssler). Pour Mendelssohn, Yves Castagnet (RCA), Susan Landale (Calliope), Ulrich Böhme (Capriccio), Jan Lehtola (Alba). Cela pour ne citer que quelques favoris.
Le projet convie ces deux célèbres corpus en suivant le rapprochement opéré par une captivante analyse d’Andreas Arand (Mendelssohns Sonaten op. 65 und Bachs Orgeltriosonaten, Ars Organi, vol. 61 b.3, septembre 2013). Le compositeur romantique, qui stimula la redécouverte du Cantor de Leipzig, n’ignorait pas les BWV 525-530 : « le rapport critique de la NBA suppose que Mendelssohn possédait une copie des six sonates pour orgue de Bach, à savoir le manuscrit D-B N. Mus. ms. 10486 de la Stiftung Preußischer Kulturbesitz, qui provient de la possession de sa grand-tante Sarah Levi (…) Les commentaires de Friedrich Konrad Griepenkerl sur les Sonates en trio dans la préface du volume 1 de l'édition Peters de 1844 lui étaient certainement connus. La même année, il commence la composition de son op. 65 ».
La vocation pédagogique des exercices de contrepoint que Bach écrivit pour l’aguerrissement de son fils Wilhelm Friedemann se retrouve dans la prétention de l’opus 65, une sorte « d’organ school » selon les propres mots anglais de Mendelssohn. Au-delà de l’argument un peu simpliste et factice de la difficulté d’exécution (notamment la virtuosité du pédalier), certes communes aux deux cahiers, on aurait aussi aimé une mise en perspective de leur esthétique, puisque l’auteur du Songe d’une Nuit d’été parle bien sûr déjà un autre langage. Hans-Eberhard Roß s’est en tout cas emparé de la dimension didactique pour interroger et nourrir sa prestation. Il nous en livre quelques clés (succinctes) dans sa notice : doigtés, articulation, permutation des claviers… Les registrations sont disponibles sous incommode format tableur sur le site du label, onglet multimédia.
Même si les couleurs typiques des instruments baroques manquent à l’oreille, même si le tempérament égal ôte de la saveur à ces pages, la polyphonie de Bach s’acclimate bien sur l’orgue de l’église souabe, plutôt axé vers le répertoire symphonique. Les choix de jeux restent conventionnels (fonds et mixtures), avec au sommet une cinquième Sonate remarquablement veloutée, agréablement renouvelée. Osant même quelques incursions assez piquantes : Cromorne et Hautbois dans le Vivace BWV 528. Mendelssohn profite de registrations plus variées, alternées au sein d’un même mouvement. Dans le finale de sa seconde Sonate, les trompettes du Hauptwerk et du Positiv rappellent les anches anglaises à forte pression. Le Grand Bourdon 32’ contribue à étoffer quelques fins de sections. La puissance est au rendez-vous (le fougueux Allegro molto de l’opus 65/6) tout en préservant la transparence typique de cet instrument du facteur suisse. L’onctuosité charme (Andante de la même sonate), tout autant que certains mélanges judicieux : Flûte à fuseau et Cor de nuit dans le tranquillo de l’opus 65/3.
Hormis un Allegro moderato e serioso opus 65/1 un brin évasif, hormis quelques transitions passagèrement embrouillées avant les reprises dans les allegros de Bach, Hans-Eberhard Roß affiche une enviable habileté, particulièrement franche et rythmiquement maîtrisée, au risque d’une scansion parfois mécanique. Notre évaluation de l’interprétation, peut-être sévère à l’aune de cette entreprise fort séduisante, tient compte d’une pléthorique concurrence et du devoir de hiérarchie. L’avenante captation contribuera à plaider pour une découverte qu’on ne saurait dissuader.
Les deux recueils ne sont pas juxtaposés, mais entretoisés certes un peu arbitrairement puisque rien n’associe les sonates d’un même rang. Ce quinconce esthétique ne disconvient toutefois pas à l’écoute, et signe l’audacieux regard croisé qu’ose ce double-album, aussi intéressant dans son enjeu que dans sa réalisation. C’est la première fois qu’un tel accouplement s’aventure au disque. Se non è vero è molto ben trovato.
Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5
Christophe Steyne