Une importante première en DVD : Mathis der Maler de Paul Hindemith 

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Paul Hindemith (1895-1963) : Mathis der Maler, opéra en sept tableaux. Wolfgang Koch (Mathis), Kurt Streit (Albrecht von Brandenburg), Franz Grundheber (Riedinger), Manuela Uhl (Ursula), Raymond Very (Hans Schwalb), Katerina Tretyakova (Regina), Martin Snell (Lorenz von Pommersfelden), Charles Reid (Wolfgang Capito), Oliver Ringelhahn (Sylvester von Schaumberg), Ben Connor (Truchseß von Waldburg), Magdalena Anna Hofmann (Comtesse Hellfenstein) et comparses ; Chœurs de la Philharmonie slovaque ; Wiener Symphoniker, direction Bertrand de Billy. 2012. Notice en anglais et en allemand ; synopsis dans les deux mêmes langues. Sous-titres en allemand, en anglais, en français, en japonais et en coréen. 190.00. Deux DVD Naxos 2.110691-92. Aussi disponible en Blu Ray.

A Berlin, le 27 février 1934, Wilhelm Furtwängler, à la tête de son Orchestre philharmonique, crée la Symphonie Mathis der Maler de Paul Hindemith, une partition en trois mouvements à l’orchestration généreuse, riche et foisonnante. Le succès est au rendez-vous, mais une menace pèse sur le compositeur dont la musique n’est pas appréciée par les nazis, en particulier par le chancelier Hitler qui n’aurait pas supporté d’assister à son opéra-ballet Neues von Tage, dont un certain érotisme l’aurait dérangé. Cette symphonie est le prélude à un autre événement : elle est construite d’après des extraits orchestraux d’un opéra en écriture, Mathis der Maler, dont l’intrigue est basée sur l’existence du peintre et ingénieur hydraulique de la Renaissance Mathias Grünewald (c. 1475-1528), dont l’extraordinaire polyptique Retable d’Issenheim est visible de nos jours au Musée Unterlinden de Colmar. Les ennuis ne font que commencer pour Hindemith qui poursuit son travail pour achever son oeuvre, dont la première berlinoise est programmée pour la saison 1934-1935. Mais le théâtre qui doit l’accueillir subit des pressions. Furieux, Furtwängler, défenseur du compositeur, écrit, en guise de protestation, un article incendiaire dans la Deutsches Allgemeine Zeitung. Le résultat ne se fait pas attendre : Mathis der Maler est interdit. Bientôt, Hindemith, dont l’épouse est d’ascendance juive, va émigrer aux Etats-Unis après un séjour en Suisse où l’opéra est créé avec éclat à Zurich en 1938, puis à Amsterdam l’année suivante. Il obtiendra la nationalité américaine et reviendra en Europe après la guerre ; l’opéra sera joué à Stuttgart en 1946, puis dans d’autres villes allemandes. Les enregistrements en sont peu nombreux ; on retiendra les versions de Gerd Albrecht (Wergo) et de Simone Young (Oehms), mais surtout celle de Rafael Kubelík, à la tête des musiciens du Bayerischen Rundfunk, avec Dietrich Fischer-Dieskau dans le rôle-titre (Warner). Dans le cas présent, le label Capriccio publie en CD la version que l’on peut voir en DVD ou en Blu Ray chez Naxos, filmée en décembre 2012 à Vienne, au Theater an der Wien.

Il s’agit donc d’un sujet artistico-historique, en sept tableaux qui se déroulent en grande partie à Mayence où Mathis/Mathias est au service de l’archevêque Albrecht von Brandenburg (1490-1545), adversaire de Martin Luther auquel il finira par faire des concessions. L’époque est troublée : la révolte des paysans entre 1525 et 1527 secoue le pays tout entier (des dizaines de milliers de morts). On se référera au synopsis de l’opéra (non traduit en français, fâcheuse habitude des DVD Naxos) pour une analyse détaillée, mais l’essentiel peut être exposé en quelques lignes. L’action débute au monastère de Saint-Antoine à Issenheim où, tout en peignant, Mathis se pose des questions sur son identité artistique. Il sauve un des chefs de la révolte paysanne, Schwalb, et sa fille Regina, en leur donnant son cheval pour s’enfuir. Schwalb a eu le temps d’encourager le peintre à s’engager dans la lutte du peuple. C’est aussi l’époque où papistes et luthériens s’affrontent violemment. Arrêté et mené à Mayence devant l’Archevêque qui est son protecteur, Mathis n’est pas sanctionné et obtient d’être libéré de ses obligations. La lutte entre les ennemis religieux s’accentue ; bientôt, des livres luthériens sont brûlés. Mathis retrouve Ursula qu’il aime. Elle est la fille de Riedinger, un riche citoyen acquis à la Réforme. Une intervention de Luther qui vise à persuader l’archevêque de changer de vie et d’abandonner ses fonctions en se mariant avec Ursula, échoue, le prélat se contentant de la bénir. La révolte paysanne atteint son comble lorsque la foule en furie tue le Comte Helfenstein avant de violenter son épouse. Mathis s’interpose pour la protéger, il est molesté par les paysans. Ceux-ci sont mis en déroute par les soldats, et cette fois, c’est la Comtesse qui prend la défense de Mathis. Conscient de son échec dans la lutte politique, le peintre retrouve Regina dont le père a été tué et s’enfuit avec elle. Au cours d’une vision comparable à La Tentation de Saint-Antoine, au cours de laquelle il est tenté par la luxure, Mathis/Saint-Antoine est confronté à Saint Paul qui a pris la forme de l’Archevêque ; celui-ci lui fait comprendre que son devoir est de se consacrer à son art qu’il a abandonné. Mathis, qui a accueilli Regina, a retrouvé Ursula. Il retourne à Mayence où il recouvre l’inspiration et achève son œuvre grandiose. Regina, veillée par Ursula, meurt. Epuisé, le peintre reçoit une dernière visite de l’Archevêque, qui a adopté un mode de vie simple, puis il range sobrement le matériel nécessaire à son art. Sa fin est proche…

Ce résumé fait apparaître divers thèmes qui sont abordés dans cet opéra de trois heures, dont on suit le récit avec intérêt : le problème de l’identification artistique (on devine le compositeur transposé sous son personnage principal) et de l’influence culturelle sur la société qui l’entoure, l’engagement dans la lutte des classes, les oppositions religieuses et leurs excès (les livres brûlés renvoient à la terrible réalité contemporaine de la partition et à la persécution des Juifs), la violence, la brutalité, le cynisme, mais aussi l’exaltation de l’acte créatif… Sur cette trame qui l’a inspiré, Hindemith a élaboré une partition où le sens du sacré (les allusions à la musique religieuse ne manquent pas) voisine avec un discours lyrique complété par des forces orchestrales ou chorales qui augmentent une tension qui ne se relâche jamais. Le chef d’orchestre français Bertrand de Billy (°1965), à la tête des chœurs de la Philharmonie slovaque, vaillants et à la forte présence scénique, et des Wiener Symphoniker, qui montent en puissance et en impact sonore à mesure que l’action se déroule, a bien saisi la portée du message que la partition véhicule. 

La mise en scène est signée par l’Anglais Keith Warner (°1956), auquel plus de cent opéras ont été confiés, dont des Wagner à Londres et à Bayreuth. C’est dans cette ligne aux effluves wagnériens que s’inscrit cette production qui bénéficie d’un décor grandiose et d’effets de foule tumultueux. Le plateau est surmonté par un gigantesque Christ couché qui adoptera diverses positions au cours des sept tableaux et dont certaines parties du corps torturé seront utilisées. On laisse au spectateur l’heur de découvrir ce saisissant et impressionnant dispositif, que certains estimeront peut-être un peu démesuré mais qui montre bien, dans le contexte de l’existence de Mathis/Mathias et des luttes religieuses, le poids oppressant de la foi et des rivalités tragiques qu’elle peut entraîner. L’ensemble, marqué par ailleurs par la sobriété du reste du décor, fait de planches et de constructions en bois, est souvent dans la pénombre, aspect accentué par des lumières feutrées qui aggravent l’impression d’étouffement que l’on éprouve parfois. On vit les épreuves du héros avec lui, le combat intérieur qu’il mène contre lui-même et contre un monde où il cherche sa place. La délivrance viendra de l’acceptation du devoir artistique, après le moment de haute réussite visuelle qu’est cette Tentation de Saint-Antoine, au sixième tableau, où le fantastique, coloré cette fois, prend toute sa place. On regrettera peut-être que certains costumes imaginés par Emma Ryott ne soient pas de l’époque de la Renaissance (les soldats évoquent des souvenirs nazis, mais le trait n’est pas trop explicite, tandis que des habits bourgeois sont réservés à des opposants religieux). En revanche, on apprécie le fait que Mathis conserve de la simplicité dans la tenue (sauf lors de l’appel à la luxure) ou que l’archevêque porte la couleur rouge de son état et de ses fonctions.

Le plateau, bien équilibré, requiert la présence d’une douzaine de chanteurs. Le baryton allemand Wolfgang Koch (°1966), qui a abordé de nombreux rôles du répertoire lyrique dont plusieurs personnages wagnériens, incarne avec une force mesurée un Mathis à la recherche de lui-même. Sa présence et sa voix sont d’une grande fermeté, et son jeu théâtral est convaincant lorsqu’il hésite face au choix de son destin. À ses côtés, le ténor austro-américain Kurt Streit (°1959) est un Albrecht von Brandenburg qui se révèle indécis et désireux de trouver, en tant qu’Archevêque, un juste équilibre entre son devoir et sa conscience. S’il n’est pas aussi bon acteur que Koch, il est cependant impeccable en Saint Paul dans la séquence de la tentation. Du côté masculin, les ténors Raymond Very et Charles Reid, eux aussi des habitués de rôles wagnériens, sont un peu en retrait par rapport aux deux rôles précédents, mais ils accomplissent leur travail correctement. C’est le cas aussi pour les interprètes féminines, parmi lesquelles on épinglera la performance touchante de la soprano russe Katerina Tetryakova en Regina. Cette cantatrice, qui a déjà incarné la Violetta de La Traviata ou Lucia di Lammermoor, possède une réelle capacité d’émouvoir. Le reste de la distribution est de qualité, et on saluera les chœurs slovaques qui répondent en bloc aux mouvements dynamiques qui leur sont imposés en cours de représentation.

Cette production est la bienvenue car elle comble un manque dans le catalogue vidéographique. Elle comporte quelques longueurs, dues au côté intellectuel de l’intrigue, et à la mise en scène qui n’hésite pas à jouer la carte de l’atmosphère sombre. On ne sort pas indemne de Mathis der Maler, c’est sans doute ce qu’a voulu le compositeur. La portée de l’action politico-religieuse et celle du débat sur la position de l’artiste dans la société sont en effet des sujets traités ici avec un certain pessimisme. La présence permanente de ce Christ écrasant aux dimensions gigantesques n’y est pas pour rien. On saluera en tout cas l’investissement global de tous les protagonistes de cet opéra important, qui appelle d’autres productions qui le mettront en valeur.

Avant le visionnement, suggérons l’écoute préalable de la Symphonie Matis der Maler dont le créateur Furtwängler n’a hélas pas laissé de trace enregistrée. Le compositeur l’a gravée au milieu des années 1950, c’est un précieux document. Karajan est à signaler au détour de 1960. Mais on ira sans hésiter vers un coffret de trois CD Decca qui regroupe plusieurs pages orchestrales et concertantes de Hindemith, dirigées par Herbert Blomstedt en 1987 à la tête de l’Orchestre Symphonique de San Francisco. Le chef américain d’origine suédoise propose de cette symphonie une vision d’une majesté grandiose et mystérieuse à la fois.

Note globale : 8, 5

Jean Lacroix       

 

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