Rencontre : Daejin Kim, “Nous sommes amenés à comparer des choses incomparables"

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Ces 20 dernières années, la Corée du Sud se taille une place de plus en plus importante dans les compétitions internationales dont le Concours Reine Elisabeth. Alors qu’il n’y avait aucun candidat coréen au premier tour en 1995, on ne peut plus ignorer le phénomène : cette année, ils étaient 22 sur les 76 candidats retenus pour le premier tour, 7 sur les 24 demi-finalistes, et 3 sur les 12 finalistes.Est-ce lié à une culture de la perfection et de la dévotion au professeur, à un essor économique propice aux activités artistiques, à un enseignement précoce pour tous ? Intrigués, nous cherchons à comprendre. En interrogeant Daejin Kim, membre du jury, je n’ai pas osé imaginer combien de fois il a dû répondre à ces questions en tant que pianiste, professeur et chef coréen, et comme membre de jury de nombreux concours.

Je voudrais, bien sûr, vous fournir une explication claire. Mais la vraie réponse, c’est que… je ne sais pas. Et moi aussi j’aimerais savoir ! Voilà ce que me confie d’emblée Daejin Kim, avec une modestie surprenante pour un homme de son rang et de son expérience.

KimLauréat du Concours International Robert Casadesus (Cleveland) en 1985, Daejin Kim a joué en récital et avec orchestre dans les plus grandes villes des États-Unis, d’Europe et d’Asie. Il est Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Suwon et de la Kumho Art Hall Chamber Music Society. Il est professeur de piano à la Korea National University of Arts et Directeur du National Institute for the Gifted in Arts. Il a été nommé « Professeur de l’Année » par la Music Association of Korea en 2006 et il a également reçu la décoration d’ «Artiste de l’Année » du Ministère de la Culture coréen.

Ayant commencé ses études dans les années 80, il se souvient que les jeunes Coréens n’auraient même pas rêvé de concourir à un niveau international, encore moins de gagner. A partir des années 90, il y a eu un déclic mais il est difficile d’expliquer ce qui s’est passé. Pour lui, il y a un peu plus d’un siècle que la musique classique occidentale a été introduite en Corée. Je me souviens d’une journaliste venue spécialement de Buenos Aires pour comprendre le phénomène. Je lui avais dit -comme à vous- que je ne savais pas. Et elle s’est fâchée parce qu’elle pensait que je ne lui disais pas la vérité ! me dit-il en riant.

L’exigence de l’enseignement coréen reste l’explication la plus logique jusqu’à présent : En effet, la musique est considérée comme une matière très importante, les enfants y sont exposés très tôt et ils sont fortement encouragés à pratiquer un instrument. Ceux qui présentent un certain potentiel sont vite repérés et pris en charge. À l’évocation du mythe de l’étudiant asiatique assidu, Daejin Kim confirme: Je crois que la première chose qu’on apprend à l’école, c’est la discipline. Dans notre culture, le respect des enseignants et des aînés en général est primordial.

Impatiente d’en savoir plus sur sa manière personnelle de voir les choses, j’ai donc tenté la question cliché: quelle serait, à son avis, la clé du succès pour un jeune pianiste (s’il fallait n’en choisir qu’une) ? Très bonne question, me dit-il avant une longue pause de réflexion. Le talent musical. Pas la technique ou la discipline parce que ça, ce sont des choses qui s’apprennent. Mais le ressenti musical basique, je pense qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas. [..] La plupart des Coréens ont une bonne technique (pour les pianistes comme pour les chirurgiens asiatiques, on plaisante souvent sur l’utilisation des baguettes) mais l’essence musicale n’y est pas nécessairement. Je ne sais pas si cela peut s’enseigner; on peut inciter l’élève à voir les choses sous un angle différent pour mieux comprendre cette musique occidentale mais c’est parfois difficile. Daejin Kim a l’impression que l’émotion musicale fait plus facilement surface chez les élèves occidentaux et que le souci de leur fournir les outils techniques vient ensuite, un ordre des choses qui lui paraît plus évident. Je me dis souvent que si l’on fusionnait le musicien d’Occident et le musicien d’Orient, on aurait l’artiste parfait.

Et Daejin Kim insiste à plusieurs reprises : ce qu’il me dit n’est que son avis personnel. J’essaye de ne pas généraliser, c’est trop dangereux. Il reconnaît que sa conception de l’enseignement se démarque fort de celle de la génération précédente. Quand j’étais étudiant, j’apprenais mes morceaux, fidèlement à la partition, avec mon professeur, et voilà tout.” Mais dans le monde où nous vivons aujourd’hui, il pense que l’enseignement ne peut plus se limiter à cela. J’essaie de former des individus, des êtres humains. [...] A mes débuts, j’ai trop souvent essayé de contrôler, de brider mes élèves. Je le regrette beaucoup car j’ai sûrement maltraité leur originalité. Comme quand on jardine et qu’on arrive avec pleins d’outils pour tailler un buisson en carré parfait plutôt que de le laisser s’épanouir. Il y a moins de dix ans que j’ai commencé à modifier ma perspective à cet égard.

Maintenant, Daejin Kim veille à suivre attentivement le développement personnel de chacun, notamment en allant écouter ses élèves en concert. J’y entends des choses que je n’entends jamais en studio. Ça prend du temps mais ça vaut bien dix séances de cours. Il aime aussi jouer avec eux à quatre mains pour construire une relation, comprendre ce qui se passe en eux quand ils jouent et savoir s’ils en sont eux-mêmes conscients. Et il les guide aussi dans l’analyse des enregistrements de leurs performances, comparant cela au sportif qui calculerait l’angle de ses mouvements. Sauf qu’en musique, c’est plus primitif et plus difficile à rationaliser. Le professeur doit agir comme un miroir. [...] Ça peut effrayer certains étudiants parce que je finis par en savoir plus sur eux qu’ils n’en savent eux-mêmes.

Le progressisme de Daejin Kim n’empêche pas une nuance de nostalgie : avec l'arrivée d’internet, il est si facile d’accéder à tant d’enregistrements. Maintenant, tout le monde écoute tout le monde; et puis tout le monde joue comme tout le monde. C’est pourquoi il apprécie le Concours Reine Elisabeth où l’on prépare une oeuvre inédite en résidence isolée. C’étaient jadis nos conditions de travail habituelles. On avait peu d’idées sur ce qui se faisait ailleurs, ce qui laissait plus de place à l’originalité. Surtout dans le milieu des concours, il déplore une tendance à imiter les autres; une tendance si répandue qu’en serait née l’expression de “jouer en competition style” dont le sens n’est pas toujours péjoratif, mais qui ne plaît pas à Daejin Kim.

La question de l’individualité, Daejin Kim l’a vécue au clavier mais aussi comme membre de jury. Quand j’ai débuté dans des jurys, je voulais savoir ce que pensaient mes collègues. J’avais peu d’expérience et ça m’inquiétait beaucoup. Il y a une dizaine d’années, quelqu’un m’a donné un conseil précieux: « Si c’est pour avoir les mêmes idées que les autres, à quoi sert ta présence au sein du jury ? Pourquoi venir si tu es d’accord avec tout le monde ? » Cette phrase a changé beaucoup de choses dans ma vie.

On est amenés à comparer des choses incomparables. Pour l’expliquer à ses collègues coréens, Daejin Kim prend l’exemple du piri, un petit haubois en bambou, instrument traditionnel dont presque tous les Coréens apprennent à jouer à l’école. Imaginons un concours de piri : le premier candidat a un très beau son mais fait beaucoup de fautes. Le deuxième fait zéro faute mais le son n’est pas du tout touchant. Pour qui vote-t-on ? Pas facile, mais Daejin Kim conclut avec beaucoup de sagesse que ceux qui arrivent en Finale d’un concours tel que le Reine Elisabeth ont déjà prouvé qu’ils sont d’excellents pianistes. Le reste, c’est une question de chance et de personnalité. Un jury différent arriverait à un palmarès différent.
De quoi rappeler qu’en musique rien n’est tout noir ni tout blanc et que ça reste une affaire d’êtres humains.
Propos recueillis par Aline Giaux
Bruxelles, le 26 mai 2016

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