Robert Carsen inscrit Aïda dans une modernité glauque et totalitaire
Giuseppe Verdi (1813-1901) : Aïda, opéra en quatre actes. Elena Stikhina (Aïda), Francesco Meli (Radamès), Agnieszka Rehlis (Amneris), Ludovic Tézier (Amonasro), Solomon Howard (Ramfis), Insung Sim (Le roi d’Egypte), Andrés Presno (Le messager) ; Chœurs et Orchestre du Royal Opera House, direction Sir Antonio Pappano. 2022. Pas de notice, mais synopsis en anglais et chapitrage. Sous-titres en anglais, en français, en allemand, en italien, en japonais et en coréen. 167’ (dont 10’ de bonus). Un DVD Opus Arte 0A1383D. Aussi disponible en Blu Ray.
Si vous ne concevez une mise en scène d’Aïda qu’à la manière d’un péplum à l’ancienne, passez votre chemin. Le travail de Robert Carsen ne pourra pas satisfaire votre envie de revivre l’action dans le cadre prestigieux de l’Égypte des Pharaons. Pour retrouver celle-ci, il existe maintes productions vidéographiques, parmi lesquelles on signalera les deux spectacles avec Luciano Pavarotti en Radamès, en 1981 à San Francisco (NVC Arts, Margaret Price est Aïda, García Navarro dirige), ou en 1985 à la Scala de Milan (ArtHaus, Maria Chiara est Aïda, Lorin Maazel dirige), ou encore celui du Metropolitan en 1988, filmé pour la télévision, avec Plácido Domingo et Aprile Millo dans les rôles principaux, sous la baguette de James Levine. Les versions idiomatiques sur DVD ne manquent pas, captées notamment à Parme, dans les Arènes de Vérone, à Covent Garden ou à Busseto (mise en scène de Zeffirelli), là où Verdi a fait ses premiers pas musicaux.
Quelques metteurs en scène ont voulu se détacher de l’univers antique pour lui apporter une actualisation. On citera l’expérience bruxelloise peu aboutie de Robert Wilson en 2004 à la Monnaie ; Kazushi Ono ne disposait pas d’un plateau vocal d’excellence (Opus Arte). A Zurich, en 2006, Nicolas Joël opta pour une action située au moment de la création de l’opéra au Caire, en 1871, et de l’inauguration du canal de Suez. Dans cette version assez statique, Nina Stemme, dirigée par Adam Fischer, est étincelante, Salvatore Licitra étant son Radamès (Bel Air). En octobre 2022, à Covent Garden, l’audacieux et imaginatif Robert Carsen n’oublie pas la dimension grandiose, il va même la pousser jusqu’à l’excès dans les scènes de masse. Sans pouvoir gommer tout à fait les allusions à l’Égypte ou à l’Éthiopie, inscrites dans le texte (ce qui entraîne l’un ou l’autre amusant décalage temporel), il inscrit l’action dans un univers contemporain strictement dictatorial, avec, à foison, uniformes militaires bardés de décorations multicolores, tenues de combat style treillis, et armes, sans oublier la projection d’images suggestives de bombardements et d’affrontements guerriers. Ce n’est pas une idée nouvelle. Le pouvoir totalitaire, s’il n’est pas désigné avec exactitude, représente à la fois trois superpuissances mondiales : Etats-Unis, Chine et Russie sont identifiables, entre costumes et défilés triomphalistes.
Dans cette production aux côtés spectaculaires, le décor est sinistre et glauque. La plus grande partie de l’action se déroule dans une pénombre pesante, les décors se limitant à de hauts murs gris sale, avec quelques panneaux qui montent ou descendent selon les nécessités. Les lumières sont glauques, elles aussi, les couleurs sont limitées, mais font contraste : un grand tapis rouge à l’Acte I pour accueillir le vainqueur, un costume bleu avec cravate pour le roi lors de la marche triomphale et, pour la même occasion, un habit, rouge lui aussi, pour Amneris. L’immuabilité des habits militaires, la précision des déplacements stéréotypés dans un cadre rigide, la sensation d’un univers déshumanisé, avec culte de la personnalité, se révèlent en fin de compte lassantes. On constate la disparition de toute référence religieuse dans les moments requis ; elle fait place à une politisation excessive, qui domine les relations amoureuses entre les êtres. Malgré cette rigueur, les fastes ne sont pas négligés : les chorégraphies sont éloquentes et la marche triomphale, avec hommage aux cercueils des combattants, est impressionnante, dans sa volonté de grandeur. Au dernier acte, la présence militaire est poussée très loin : Aïda et Radamès sont emmurés vivants dans un bunker où sont rangés des étages de bombes. Sans oser un jeu de mots déplacé, vu la situation désespérée des amants, tout cela est très étouffant.
Mais il y a l’orchestre, magistral sous la baguette de Sir Antonio Pappano, qui mène l’action de manière inexorable, avec une précision, un sens infini des couleurs (qui existent si peu sur scène) et des nuances, puissance, voire violence n’étant pas exclues. Du grand style, qui offre aux chœurs, remarquables d’engagement et d’homogénéité, une formidable opportunité. Celle-ci s’étend au plateau vocal dont on regrette qu’il soit parfois bridé dans sa gestique par la glaucité de l’action. C’est le cas pour Elena Stikhina en Aïda ; sortie du Conservatoire de Moscou en 2012, cette soprano s’est fait applaudir à Paris, à New York et sur plusieurs scènes allemandes. Si la voix révèle une ligne élégante (« O patria mia »), son jeu de comédienne doit s’effacer devant celui de la mezzo polonaise Agnieszka Rehlis, qui, dans le rôle de Amneris, qu’elle a déjà tenu, notamment en Estonie, se lance dans un déchaînement de passion et de fureur torturée. Sa présence est très forte et incarnée, jusque dans l’impossible sauvetage de celui qu’elle aime. Le ténor génois Francesco Meli, un spécialiste de Verdi, est un vaillant Radamès qui lance de fiers aigus sonores (« Celeste Aida »), mais dont le jeu est parfois peu assuré, comme celui d’Aïda avec laquelle il va finir ses jours. La direction d’acteurs est contrastée, avec de grandes réussites masculines. Monumental, Ludovic Tézier est l’Amonasro que l’on attend : solide et puissant. La voix est nette, l’articulation est claire, la prestation remarquable. Celle de Solomon Howard en Ramfis l’est tout autant. Le costume militaire, vraie contradiction pour un personnage de grand-prêtre qui n’en a ici aucune qualité, lui va au contraire à ravir. Il y est impressionnant, décidé, solennel, la voix vibrante et sonore. Le rôle du roi d’Égypte est l’apanage du Coréen Imsung Sim, autre habitué verdien. Voix chaleureuse, il endosse le costume/cravate avec la hauteur que la fonction exige.
Ce spectacle présente donc un double visage. Si l’on salue la tentative imaginative de Robert Carsen, on déplore en bout de course le terrain totalitaire dans lequel il entraîne le spectateur. Une trop grande sensation de froide oppression, qui s’exprime par l’accumulation d’empreintes militaires contemporaines, vient altérer le propos. On sort de cette vision, moyennement convaincu. La direction de Pappano et l’ensemble du plateau vocal sont cependant dignes de l’intérêt qu’on leur accordera. Une version à considérer comme expérimentale, qui amène un constat sans doute non désiré : Aïda est vraiment faite pour la vraie terre des Pharaons.
Note globale : 7,5
Jean Lacroix