Saint-Saëns était aussi un excellent écrivain

par

Saint-Saëns au fil de la plume. Sélection, présentation et édition par Karol Beffa. Paris, Premières Loges, ISBN 978-2-84385-368-5, 2021, 292 p., 21 euros.

Dans la bibliographie qui figure en fin de ce passionnant volume, on découvre que, de son vivant, le compositeur de la Danse macabre a publié une dizaine d’ouvrages, entre 1885 et 1919, un onzième ayant paru un an après son décès survenu en 1921. L’ensemble comprend des Notes sur les décors de théâtre dans l’Antiquité romaine, une étude sur Charles Gounod et le Don Juan de Mozart, une Germanophilie ou Les Idées de M. Vincent d’Indy, aux côtés d’un recueil poétique, Rimes familières, ou de livres au titre plus général, Harmonie et Mélodie, Problèmes et Mystères, ainsi qu’à trois reprises des notes, portraits et souvenirs. Ce qui fait dire avec raison à l’auteur de cette sélection, Karol Beffa, que Saint-Saëns est l’un des rares compositeurs à avoir été un authentique homme de lettres, et un peu plus loin, qu’il ne s’est pas contenté d’être critique et musicographe, car il a été aussi un épistolier prolifique : on estime à plus de vingt mille le nombre des lettres adressées tous azimuts, jusqu’à en rédiger une vingtaine par jour.

Dans cette production abondante, qui inclut des articles publiés entre 1870 et 1921, Karol Beffa, pianiste, musicologue et compositeur, maître de conférences à l’Ecole Nationale Supérieure de la rue d’Ulm à Paris et auteur de plusieurs ouvrages -dont une biographie de référence sur György Ligeti chez Fayard (2016)- a fait une sélection significative. Une introduction éclairante d’une trentaine de pages précède le choix opéré. Beffa y brosse un portrait intellectuel de Saint-Saëns, esprit vif, plume aisée dans le maniement de la langue française, réflexion éclectique. Au-delà de la musique, il s’intéresse à bien d’autres domaines comme par exemple la botanique, la zoologie ou la science, et il réfléchit à la portée de l’art ou aux enjeux de la politique culturelle, et même sportive… Dans cette présentation, il est encore question du long purgatoire subi par le compositeur après sa disparition, le regain d’intérêt se manifestant au début des années 1970. La question wagnérienne y est aussi abordée. Saint-Saëns avait eu des contacts fréquents avec son collègue et l’avait défendu avant la guerre de 1870, mais il s’était néanmoins toujours insurgé contre le culte rendu à l’homme. La suite est résumée avec clarté par Beffa, Saint-Saëns prônant, face aux excès et à la surcharge dans les œuvres de l’Allemand, un retour à la sobriété et à la pureté formelle via les maîtres de l’époque baroque, Bach en premier, et de favoriser la genèse d’un art lyrique proprement français

Karol Beffa divise sa sélection en trois parties, tout en précisant qu’il a fait un choix de textes parmi ceux qui parlent de musique parus en recueils. Ce sont « les Anciens » qui sont d’abord épinglés : Rameau le premier, remis en lumière par une édition fin XIXe siècle. Après avoir émis des considérations notamment sur le diapason, la transposition ou l’instrumentation, Saint-Saëns espère voir Rameau sortir du cercle des érudits. Suivent des pages sur l’ingratitude à l’égard de Meyerbeer ou la gloire de Rossini, qu’il rencontra vers sa vingtième année chez les Viardot avant d’être invité chez lui. Deux textes sont consacrés à Berlioz, à la publication et à la genèse de ses Lettres intimes ou, notamment, au coloris prodigieux de son instrumentation. Quatre pages pour Chopin, le tempo rubato ou l’usage de la pédale, avant trois textes élogieux sur Liszt (trente-six pages en tout) où il est question de ses poèmes symphoniques, de son influence sur les destinées du piano, mais aussi des symphonies Dante et Faust, de sa relation avec Wagner, de l’âme magyare qu’il caractérise et des festivals organisés en 1911 pour le centenaire de sa naissance. Des pages qui sont aussi un hommage vibrant au virtuose du clavier.

« Les contemporains » forment la deuxième partie du livre. Deux articles pour Gounod (près de trente pages), au sujet de ses deux natures, chrétienne et païenne, et de son œuvre dramatique, dont une analyse de Faust, le chant […] qui ressort de la déclamation, et, en plus, un projet de discours, jamais prononcé, pour l’inauguration d’un monument en 1904. Deux articles aussi pour Offenbach (une quinzaine de pages), sa facilité et sa rapidité d’exécution, une œuvre abondante dont Saint-Saëns relève l’empreinte germanique ou l’écriture au sein de laquelle les trouvailles harmoniques sont rares, ce qui n’empêche pas l’auteur des Contes d’Hoffmann de revenir à la mode dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Bizet est esquissé à travers une réflexion sur une exécution de sa symphonie Roma et une allusion à ses discussions musicales avec Saint-Saëns. Ce dernier évoque Massenet et les reproches qui lui sont faits de ne pas être profond ; il rappelle sa facilité qui tenait du prodige et son écriture impeccable, et aborde sans détours l’amitié qui l’unissait à lui, avec quelques réserves, qui sont précisées. Fauré est le dernier contemporain abordé, en deux textes brefs ; Saint-Saëns souligne son merveilleux talent dans le contexte de la musique de son temps.

Des « varia » éclectiques constituent la troisième partie. Après des souvenirs d’enfance et une évocation de la vétusté, qu’il aimait, de l’ancien Conservatoire parisien de la rue Bergère avant son installation rue de Madrid, Saint-Saëns se lance en 1900 dans des « divagations musicales » qui concernent des jugements portés sur Beethoven, Mendelssohn, Meyerbeer, Schumann, Wagner ou Charpentier. Il remet quelques pendules à l’heure. Suivent un portrait de Pauline Viardot dont il salue la qualité de la voix et les talents de pianiste mais aussi ceux de la compositrice de lieder ou d’opérettes, un autre du Russe « Antoine » Rubinstein qu’il a fréquenté assidûment et avec lequel il a joué à quatre mains. Il décrit en long et en large les qualités de ce pianiste virtuose et de ce créateur déjà négligé (le texte paraît en 1895, un an après le décès de son ami). Dans un article sur « les peintres musiciens », Saint-Saëns s’attarde à des personnalités comme Jean-Pierre Granger qui fut son voisin dans sa prime jeunesse. C’est grâce à ce condisciple d’Ingres que le compositeur put rencontrer ce dernier auquel il dédia, à six ans, un Adagio perdu. Il est aussi question du violon d’Ingres, et d’autres rencontres avec des peintres, comme Frédéric Reiser, Gustave Doré dont Saint-Saëns fut un confident, ou encore Henri Regnault. Ces artistes évoqués jouaient d’un instrument, le plus souvent du violon, ou disposaient d’une belle voix. Doré jouait des concertos de Bériot ! En 1899, c’est à « l’illusion wagnérienne » que s’attarde Saint-Saëns dans un long texte, au développement de la littérature qui le concerne ou au leitmotiv, avec un glissement vers Victor Hugo et son « livre si curieux » sur Shakespeare, ce qui entraîne une réflexion sur l’Art. On lira avec délectation l’application à Wagner d’un texte de cet ouvrage de Hugo, comme si l’auteur des Misérables y avait tracé un portrait prémonitoire du maître de Bayreuth. Après une défense de l’opéra-comique où il est encore question de Wagner mais aussi de quelques autres, un dernier article de 1911 est consacré tout entier à Victor Hugo, à la période de sa propre « hugolâtrie », ponctuée de rencontres lors de soirées chez l’écrivain, mais aussi à l’altération de leurs rapports à partir du jour où Hugo émit l’hypothèse d’une autre Esmeralda après celle de Louise Bertin : L’invitation était claire. […] Je fis semblant de ne pas comprendre, écrit Saint-Saëns, mais je n’osai plus retourner chez Hugo. Bien plus tard, en 1881, l’exécution de son Hymne à Victor Hugo permet au musicien de renouer et d’être souvent invité à dîner dans le cercle restreint de l’écrivain, ce qui aboutit à un portrait personnalisé et, pour terminer, au souvenir de ses grandioses funérailles en 1885.

Ce Saint-Saëns au fil de la plume, complété par une bibliographie et un index des noms, est un ouvrage délectable. La sélection judicieuse et l’édition établie par Karol Beffa est un précieux hommage, un de plus, qui vient s’inscrire avec bonheur dans le cadre du centenaire de la disparition de ce compositeur si attachant.

 Jean Lacroix     

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