Sergei Bortkiewicz, une sensibilité romantique en plein XXe siècle

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Sergei Bortkiewicz (1877-1952) : Fantasiestücke op. 61 ; Lyrica Nova, op. 59 ; 7 Préludes op. 40 ; Sonate pour piano n° 2 en do dièse mineur op. 60. Sławomir Wilk, piano. 2021. Notice en polonais et en anglais. 63.32. Dux 1775.

D’origine noble polonaise, le père de Sergei Bortkiewicz, un temps exilé pour avoir participé à l’insurrection de Janvier 1863 contre le tsar, est autorisé à s’installer à Kharkov où il fait fortune dans l’industrie du verre. C’est dans cette cité de l’est de l’Ukraine que son second fils naît, dans une famille de quatre enfants. La mère du jeune Sergei joue du piano avec talent. L’enfant, qui vit avec les siens dans un vaste domaine, reçoit des leçons particulières avant d’être envoyé à Saint-Pétersbourg en 1895 pour étudier le droit. Il s’inscrit en même temps au Conservatoire. Il y bénéficie des cours de Karel van Arek (1842-1902), un élève de Theodor Leschetitzky, et de ceux d’Anatoly Liadov (1855-1914) pour la théorie musicale. Mais une nouvelle insurrection, étudiante cette fois, l’empêche en 1898 de passer ses examens. Bortkiewicz abandonne ses études et accomplit son service militaire, dont il passe une partie à l’hôpital pour raison de maladie. Il quitte Saint-Pétersbourg en 1900 pour le Conservatoire de Leipzig où il devient l’élève d’un des disciples préférés de Liszt, Alfred Reisenauer (1863-1907) et obtient brillamment ses diplômes.

Après son mariage en 1904, le couple Bortkiewicz s’installe à Berlin où il demeure jusqu’en 1914 ; le virtuose donne des concerts et commence à composer. Il se lie d’amitié avec un élève de Busoni, le pianiste hollandais Hugo van Dalen (1888-1967) qui sera le créateur de son Concerto pour piano n° 1 et un soutien moral et financier pour lui jusqu’à son décès. Lorsque la guerre éclate, Bortkiewicz est arrêté en tant que Russe, puis doit quitter l’Allemagne. Il retourne à Kharkov où il enseigne et donne des concerts. Ses tribulations ne sont pas terminées : il fuit la Russie soviétique en 1920 pour s’établir à Constantinople où, au-delà d’activités de pédagogue et de concertiste, il est l’un des deux fondateurs du Conservatoire gréco-russe. Mais son rêve est de se réinstaller en Europe occidentale. Avec l’aide de van Dalen, il peut s’établir à Vienne en 1923, où il fréquente la communauté musicale et obtient la nationalité autrichienne. Bortkiewicz est très apprécié, comme interprète et comme compositeur. Paul Wittgenstein lui commande un concerto pour la main gauche. En 1929, le couple part vivre à Berlin où est créé son seul opéra, Les Acrobates. La crise engendre pour lui de graves soucis financiers. En 1933, il est placé sur une liste noire par les nazis. Forcé de quitter l’Allemagne en décembre, il se réinstalle à Vienne. Le début de la Seconde Guerre mondiale est une période douloureuse : peu d’engagements et destruction d’un grand nombre de ses partitions publiées lors d’un bombardement à Leipzig ; son seul refuge est la composition. Sa Sonate n° 2 est accueillie avec chaleur en 1942 ; il la crée lui-même au Musikverein. L’après-guerre lui assure une meilleure situation, lorsque le Conservatoire municipal de Vienne le rémunère pour un programme éducatif, sa retraite est prise en charge par la ville. Il se produit encore en concerts, avant de décéder suite à des complications lors d’une opération en 1952. 

A cette biographie, qui souligne les va-et-vient du couple Bortkiewicz, victime des circonstances historiques de la première moitié du XXe siècle, s’ajoute le fait que le catalogue fourni de Sergei n’encombre pas les salles de concert : deux symphonies, quatre concertos pour piano, un concerto pour violon, un autre pour violoncelle, l’opéra cité plus avant, des mélodies et de multiples pages pour le piano. Bortkiewicz est aussi l’auteur d’un livre sur les relations entre Tchaïkowsky et la Baronne von Meck. Mais il n’est pas un oublié du disque pour autant. On peut trouver des gravures des symphonies ou de concertos pour piano (Hyperion), du concerto pour violon (Dutton) ou de sa musique de chambre (Brilliant). Le piano est bien servi, notamment par les intégrales du Hollandais Klaas Trapman (Piano Classics) ou du Finlandais Jouni Somero (Albany), ou par une sélection signée par l’Anglais Stephen Coombs (Hyperion) ou l’Italien Alfonso Soldano (Divine Art). 

Le choix du Polonais Sławomir Wilk s’est porté pour ce CD sur des pages composées entre 1931 et 1942. Cet originaire de Szczecin est diplômé de l’Académie Stanislaw Moniuszko de Gdansk et de la Royal Irish Academy of Music de Dublin. En plus de ses activités pédagogiques, Wilk est un soliste apprécié qui donne des concerts dans de nombreux pays et s’adonne à la musique de chambre. Il aime mettre en valeur le répertoire polonais, en particulier les œuvres de Chopin, Paderewski et Szymanowski. On peut aussi compter à son actif des enregistrements pour la radio et la télévision de son pays. Wilk signe lui-même l’intéressante notice d’un programme qui se révèle bien séduisant. Il précise que Bortkiewicz n’était pas intéressé par les innovations et que son style est toujours demeuré dans la ligne directe de Chopin, Tchaïkoswky, Rachmaninov ou du premier Scriabine. Un artiste résolument ancré dans le passé, tel apparaît ce compositeur sensible qui se définissait lui-même comme un romantique et un mélodiste épris d’harmonie et de structure traditionnelle. Les œuvres que l’on entend ici s’inscrivent dans sa période de maturité et sont bien représentatives de son talent spécifique. Ce qui nous vaut de beaux moments de musique qui font très vite oublier le côté anachronique de leur date de composition.

Les 7 Préludes op. 40 de 1931 ont été écrits à Berlin ; ils font penser irrésistiblement à Chopin ou au jeune Scriabine, avec des accents contrastés, des impressions d’’improvisation et des allusions sentimentales ou passionnées. Tout est chaleureux et fervent. Bortkiewicz a la faculté de l’expressivité qui, comme ses prédécesseurs, n’a pas besoin de grands développements pour toucher le cœur de l’auditeur. Les quatre pièces de Lyrica Nova op. 59 datent de 1940. Capacité émotionnelle et lyrique ainsi que troublante intériorité dominent un discours qui ne néglige pas les couleurs dynamiques dans un Con slancio final animé. Les deux autres partitions sont le fruit de l’année 1942, les six Fantasiestücke op. 61 n’ayant été publiées par Simrock qu’en 2018. Mélancolie, accents dramatiques et élégance caractérisent ces courtes pièces écrites en cette période douloureuse du début de la seconde guerre mondiale. 

La même année, Bortkiewicz triomphe dans sa Sonate n° 2 op. 60, la plus intéressante de son répertoire, selon Wilk, qui précise qu’elle n'a pas été publiée du vivant du compositeur. Ici, l’influence de Chopin, mais surtout de Rachmaninov, domine franchement les quatre mouvements de cette partition qui dure près de vingt-cinq minutes. Un Allegro ma non troppo de forme sonate alterne passion et amertume, avant un Allegretto à l’atmosphère engagée et martiale. Dans le troisième mouvement, Andante misericordioso, Bortkiewicz s’inspire d’un hymne russe orthodoxe dont il souligne l’intense lyrisme à travers un agrégat d’émotions dans lequel l’interprète voit une confession personnelle du créateur. Le bref Agitato conclusif apparaît comme la synthèse des émotions accumulées. On rejoint sans peine l’avis de Wilk lorsqu’il écrit que ce final montre une énorme volonté face à l’adversité.

Cette magnifique sonate, qui ferait le bonheur de bien des affiches de salles de concert, est servie par le pianiste polonais avec une grande intensité, dans un geste large et généreux et une belle profondeur de son. La ferveur équilibrée de l’interprète, servie par une capacité émotionnelle et lyrique constantes tout au long de l’album, fait de ce programme, enregistré en juillet 2021, un hommage particulièrement bienvenu, véritable invitation à découvrir d’autres merveilles de ce romantique sensible du XXe siècle. 

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix

   


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