Simon Trpčeski : des concertos pour piano de Chostakovitch trop lisses

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Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Concerto pour piano, trompette et orchestre n° 1 op. 35.Concerto pour piano et orchestre n° 2 op. 102. Trio à clavier n° 2 en mi mineur op. 67. Simon Trpčeski, piano ; Andrei Kavalinski, trompette ; Aleksandar Krapovski, violon ; Alexander Somov, violoncelle ; Janáček Philharmonic Ostrava, direction Christian Macelaru. 2020. Notice en anglais, en allemand et en français. 69.38. Linn CKD 659. 

Créé le 15 octobre 1933 par le compositeur lui-même avec le Philharmonique de Leningrad dirigé par l’Autrichien Fritz Stiedry (1883-1968), qui avait dû quitter l’Allemagne hitlérienne où il occupait le poste de premier chef au Städtische Oper de Berlin et s’était fixé dans l’ancienne capitale impériale, le Concerto pour piano, trompette et orchestre n° 1 de Chostakovitch fait l’objet d’une combinaison instrumentale insolite. Confiée à Alexander Schmidt lors de la première, la trompette, qui sait se révéler aussi bien lyrique que sarcastique ou parodique, ajoute un grand attrait. L’Allegro moderato initial ouvre la porte à un climat sérieux, qui sera bientôt suivi d’un thème dansant. Un magnifique Lento nostalgique n’est pas sans faire penser à Ravel et à son Concerto pour piano créé à la Salle Pleyel moins de deux ans auparavant. Un très bref Moderato introduit un dynamique et humoristique Allegro con brio au cours duquel le jeu entre la trompette, le piano et l’orchestre va se révéler des plus réjouissants. Malgré les reproches de « facilité » que l’on pourrait faire au compositeur, qui n’atteint pas ici à la profondeur des autres pages concertantes qu’il écrira pour le piano et le violoncelle, on se laisse prendre à savourer cette page néoclassique, qui ne manque pas non plus d’éléments dramatiques ni de couleurs savamment organisées. Là réside la difficulté : il ne faut pas banaliser le propos. 

Chostakovitch en a lui-même laissé une version débridée, enregistrée avec l’Orchestre National de la Radiodiffusion française placé en 1958 sous la direction inspirée d’André Cluytens. Celui-ci y mettait en évidence toute la saveur que le compositeur et le trompettiste Ludovic Vaillant y injectaient (une autre gravure de Chostakovitch, moins bien enregistrée et moins épique, émane d’un concert de 1957 à la Philharmonie de Moscou, avec Iosif Volovnik à la trompette et Samuel Samosud à la direction). Sur ce CD Linn, le pianiste macédonien Simon Trpčeski, dont on connaît le tempérament fougueux, surprend : il a un peu tendance à lisser la partition dont le Lento, qu’il rend avec une poésie délicate, semble être pour lui le moment essentiel. Du coup, malgré la magie opérée dans cette intériorité assumée et la qualité technique développée, les autres aspects du concerto, à savoir les côtés sardoniques, démonstratifs et franchement jubilatoires n’ont pas tout à fait l’impact attendu. La trompette d’Andrei Kavalinski, qui a notamment travaillé avec le Brussels Philharmonic, tente d’équilibrer avec brio le discours pour lui insuffler l’énergie désirée. On reviendra donc en priorité au compositeur ainsi que, plus récemment, à la folle version d’Alexander Melnikov (trompette : Jeroen Berwaets) avec Teodor Currentzis et le Mahler Chamber Orchestra, ou au bel engagement d’Anna Vinnitskaya (Tobias Willner, trompette) avec la Kremerata Baltica. 

Le délicieux Concerto pour piano et orchestre n° 2 a été écrit en 1957 par Chostakovitch pour son fils Maxim qui achevait ses études et le créa le 10 mai de cette année-là. Ici, plus de trompette soliste, mais un Simon Trpčeski qui place les trois mouvements dans une optique analytique, avec une facilité technique évidente, mais qui tourne un peu sur elle-même. Comme dans le premier concerto, le soliste se révèle le plus convaincant dans l’Andante, au cœur duquel le compositeur place sans doute toute son affection paternelle, avec d’émouvants accents de tendresse ; l’esprit est chambriste, option défendable certes, mais elle limite l’intensité. La simplicité teintée de finesse qu’y apporte le piano peut néanmoins entraîner la complicité de l’auditeur docile. C’est donc avec un sentiment mitigé que l’on découvre cette nouvelle version des deux concertos. Dans le deuxième, le souvenir du compositeur, toujours avec Cluytens en 1958, est poignant de ferveur intime. Mais il faut aussi aller tendre l’oreille du côté d’Alexander Toradze : avec le Symphonique de la Radio de Francfort confié à Paavo Järvi, il confère à l’œuvre une noblesse inattendue en termes de tension sous-jacente et de rythmes clairs. Dans les deux partitions, le Janáček Philharmonic Ostrava, qui existe depuis 1954, a vu se produire à sa tête Charles Mackerras, Antoni Wit ou Maris Janssons. Le Russe Vassily Sinaiski en est le directeur artistique et le chef principal. Il est confié ici au Roumain Cristian Macelaru qui dirige habituellement le WDR Sinfonieorchester et est depuis 2020 directeur musical de l’Orchestre National de France. Il emmène la formation tchèque avec une pugnacité qui sait aussi diversifier les nuances. 

Le Trio à clavier n° 2, dédié à un ami proche récemment décédé, le musicologue et historien d’art Ivan Sollertinski (1902-1944), est intercalé entre les deux concertos. Ce n’est sans doute pas le seul respect de la chronologie dans le répertoire de Chostakovitch qui a guidé ce choix d’affiche, mais plutôt ce climat chambriste que le pianiste maintiendra dans le deuxième concerto. Déjà présents dans le projet « Makedonissimo », titre d’un CD paru chez Linn il y a un an et qui proposait de la musique folklorique populaire du pays qui a inspiré le titre, le violoniste macédonien Aleksandar Krapovski et le violoncelliste Alexander Somov, né à Sofia, font équipe avec Trpčeski pour proposer une version séduisante, qui adopte une approche plus intimiste que démonstrative, le contenu douloureux de la perte de l’ami et le contexte de la guerre aux séquelles encore pénibles étant soulignés. Le Largo est plein de retenue, ce qui n’empêche pas les protagonistes d’animer les moments de passion avec emphase. D’autres versions sont peut-être plus ardentes, à commencer par le compositeur lui-même avec David Oïstrakh et Milos Sadlo dès 1947, mais aussi celles de Stern/Yo-Yo Ma/Ax, des Trios Borodine, Wanderer ou Guarneri, ou encore de Repin/ Yablonski/Berezovsky. Mais celle qui est enchâssée ici entre les deux concertos révèle une complémentarité non négligeable. En fin de compte, ce CD a les qualités de ses défauts : l’absence de densité est compensée par une sorte de classicisme élégant. Les avis seront partagés, le nôtre l’est aussi.

Son : 8,5  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

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