Musique et poésie (5) : Pouchkine et l'opéra

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Alexandre Sergueievitch Pouchkine (Moscou 1799 - Saint-Pétersbourg 1837), poète lyrique et épique, dramaturge, reste l'incarnation même du génie national russe. Depuis Alexandre Nevski, prince moscovite du XIIIe siècle, ses ancêtres furent intimement liés à l'histoire de son pays et il fut en relation avec les meilleurs esprits de son temps. Sa précocité littéraire se manifesta à l'âge de treize ans. Lancé à corps perdu dans la vie mondaine, il mena une vie aventureuse jusqu'au duel qui marqua le terme si prématuré de son existence. Quoi qu'il fît, et jusque dans ces périodes où ses écrits séditieux lui valurent d'être exilé, chaque étape de sa vie fut une source d'expérience dont il est resté des traces dans ses écrits. Eugène Onéguine, héros romantique byronien, désabusé, épris de liberté, c'est lui. De même pour Don Juan.

 Son style évoque une clarté à la française alliée à une profonde musicalité. Une donnée intéressante est également la désignation de Pouchkine comme "Shakespeare russe". Il nous dit combien Shakespeare sait compromettre ses personnages "avec toute l'abondance de la vie". Tout Boris Godounov illustre ces théories.  

Faute de pouvoir embrasser ici toutes les compositions musicales basées sur les poèmes et drames de l'auteur, nous nous centrerons sur l'opéra.  

Le premier grand de la série fut Rouslan et Ludmilla de Michael Glinka (Saint-Pétersbourg, 1842), brillante illustration de contes populaires. Le preux Rouslan est tout droit issu de quelque byline, chanson de geste russe. Sont introduites des danses orientales, dont la lezghinka causasienne, haute nouveauté pour l'époque.  

Il aura fallu tout le génie de Moussorgski pour interpréter le texte de Boris Godounov, la plus grande œuvre musicale inspirée par le poète, dont la première version fut établie en 1869. Si Pouchkine, fidèle à ses principes, a écrit un ouvrage shakespearien où se retrouve toute la complexité de la vie, Moussorgski a altéré cette optique en situant le peuple russe au premier plan, en tant que force élémentaire au sein d'une époque troublée. Musicalement, il va très loin en compilant les éléments variés de la parole humaine ; les chœurs tiennent une place considérable et l'harmonie peut rejoindre les polyphonies populaires et les chants d'église.  

Un exemple de respect absolu des textes pouchkiniens nous est donné par Alexandre Dargomijski dans sa Roussalka (1853) teintée de paganisme populaire, dont on connaît l'air de la folie du meunier enregistré par Chaliapine, et surtout le prophétique Convive de pierre (1869). Dans sa conception du mythe de Don Juan, Pouchkine, lui-même capable d'attachements successifs, n'a pu qu'être séduit par le personnage. Donna Anna n'est plus la fille du Commandeur mais sa veuve, et maints analystes ont souligné que l'amour que lui voue Don Juan serait sincère, ennoblissant. Terminé par César Cui et Rimski-Korsakov après la mort de Dargomijski, cet ouvrage prophétique marque une étape essentielle dans l'histoire de l'opéra. Il s'agissait de débarrasser la ligne du chant de conventions, où rien ne subsiste qui ne soit motivé par le sens et l'action dramatique, sans morceaux de bravoure pour les chanteurs. Cette technique fit école jusque chez Debussy et Bartók.  

 Chez Tchaïkovski, Pouchkine se retrouve altéré dans deux piliers essentiels d'un romantisme musical déjà expressionniste. Eugène Onéguine (1878) reste cette fine gravure 1830 toute de rêverie, de douce mélancolie, qui embrasse la vie russe dans sa totalité. La Dame de Pique (1890) qui s'appuie sur un livret que Modeste, le frère du compositeur, a tiré de la pièce d'origine, est toujours reçue comme un ouvrage fascinant, illustrant l'angoisse du musicien face au destin. Nous n'oublierons pas l'épique Mazeppa (1884), tiré du grand poème Poltava qui a pour cadre l'Ukraine et se nourrit musicalement du folklore de ce pays.  

Passant à Rimski-Korsakov, nous soulignerons le tour de force qu'il a réalisé en 1897 avec Mozart et Salieri accréditant la thèse de l'empoisonnement de Mozart par Salieri. Le compositeur suit les traces de Dargomijski jusque dans son dépouillement, sous la forme d'un récitatif arioso, et se faisant modeste instrumentalement. Parmi ses réalisations les plus brillantes se situe le Tsar Saltan (1900), reflet du burlesque malicieux du poète et de vieux contes populaires. Au début du XXe siècle, c'est encore Pouchkine, vu cette fois à travers son génie frondeur, qui sera à la base d'un ouvrage célèbre, Le Coq d'Or du même Rimski (1907). Plusieurs de ses élèves du Conservatoire de Saint-Pétersbourg ayant été renvoyés pour avoir manifesté à la suite du "dimanche sanglant" de janvier 1905, il fut à son tour exclu pour avoir pris leur défense. C'est donc pour régler un compte personnel avec le régime tsariste qu'il mit en musique le conte en vers évoquant le ridicule Roi Dodon, tout en accentuant la portée de la satire pour le biais du livret de Bielsky. L'origine arabe ou persane du conte permit au musicien d'y déployer des trésors mélodiques aux arabesques appropriées dans une écriture harmonique très avancée et une richesse de coloris annonçant les premières compositions d'Igor Stravinski.  

 L'attachement de ce dernier à Pouchkine a fait naître en lui l'idée de Mavra, opéra en un acte tiré de La Petite maison de Kolomna. Opposé au nationalisme des musiciens du "Groupe des Cinq", il se rangea du côté de Glinka et de Tchaïkovski. L'échec de la première à l'Opéra de Paris en 1922 vint de l'impréparation d'un public confronté à un style russo-italien inattendu, au mélange des matériaux et à la faiblesse du livret. Rompus que nous avons été aux multiples changements de style de Stravinski, nous serions désormais plus à même de reconnaître quelques qualités à cet ouvrage, au moins pour ses raffinements d'écriture et ses couleurs instrumentales.  

 Nous terminerons en évoquant Rachmaninov dont la renommée, trop longtemps basée sur quelques compositions pianistiques, prend maintenant en compte les autres formes qu'il a illustrées. Deux de ses trois opéras se réfèrent à Pouchkine. Sur une adaptation due à Vladimir Nemirovitch Danchenko, il conçut les Tziganes en 1892 pour son examen final au Conservatoire de Moscou, ce qui lui valut une médaille d'Or, l'acceptation de l'ouvrage par le Théâtre Bolchoï et les louanges de Tchaïkovski. Une incontestable réussite est certes Le Chevalier avare (1904) où il suit les traces de Dargomijski lorsqu'il reprend textuellement la pièce d'origine. Il n'y a pas de personnage féminin dans cette histoire d'usurier accumulant la richesse pour elle-même dans l'illusion de puissance qu'elle crée. L'arioso continu doit plus à Moussorgski et Wagner qu'à Tchaïkovski ; la progression dramatique des trois tableaux d'un acte unique participe d'une forme des plus équilibrées, l'orchestration impressionnante joue un rôle prépondérant pour planter le décor et commenter l'action.  

Pour nous résumer, s'il existe une trentaine d'opéras russes qui, sans être tous très scéniques, méritent toute notre attention, à l'exception peut-être de ceux de César Cui, très secondaires, Alexandre Pouchkine aura été honoré par ses compatriotes en inspirant dix-sept de leurs ouvrages. Souvent, son esprit novateur aura rayonné sur eux au moment où ils ouvraient des voies nouvelles à l'opéra. Qu'on en juge à travers Rouslan et LudmillaLe Convive de pierreBoris Godounov ou Le Coq d'Or.  

  • Les auteurs et leurs œuvres : 

César Cui (1835-1918) : Le Prisonnier du Caucase (1859), Le Festin pendant la Peste (1901), La Fille du Capitaine (1911) 

Alexandre Dargomijski (1813-1869) : Roussalka (1853), Le Convive de pierre (1869) 

Michael Glinka (1804-1857) : Rouslan et Ludmila (1842) 

Modeste Moussorgski (1839-1881) : Boris Godounov (1869-1ère version) 

Serge Rachmaninov (1873-1943) : Aleko (1892), Le Chevalier Ladre (1904) 

Nicolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : Mozart et Salieri (1897), Le Tsar Saltan (1900), Le Coq d'Or (1907) 

Igor Stravinski (1882-1971) : Mavra (1922) 

Piotr Iliytch Tchaikovski (1840-1893) : Eugène Onéguine (1878), Mazeppa (1884), La Dame de Pique (1890). 

Les œuvres trop fragmentaires d'autres musiciens ne sont pas répertoriées.

Article rédigé par Pierre Vidal  dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

 

  

 

 

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