Sonates de Paradisi : Paradiso brûle les planches. L’intégrale qu’on attendait !

par

Pietro Domenico PARADISI (1707-1791) : Sonates I-X du “Sonate di gravicembalo”. Anna Paradiso, clavecin, clavicorde, pianoforte. Livret en anglais, allemand, français. Novembre 2018. TT 87’57. SACD BIS-2415

Vers 1739, ce Napolitain partit pour la cité vénitienne dans l’espoir de trouver un public propice à ses créations opératiques. En vain, et sur ce terrain guère plus de succès quand il gagna Londres en 1746, malgré l’opportune anglicisation de son patronyme en « Paradies ». C’est la musique pour clavier qui le rendit célèbre, outre-Manche mais aussi dans toute l’Europe, comme en attestent plusieurs rééditions de son recueil majeur, les douze Sonate di gravicembalo. Quelle meilleure publicité que le compliment de papa Mozart qui, en 1774, conseillait à sa fille Nannerl de s’aguerrir avec les sonates de Paradisi ?! Sa notoriété survécut jusqu’à nous grâce à une pièce rebaptisée Toccata, extraite de la sixième sonate, chérie de pianistes comme Myra Hess qui l’inclut dans sa collection de favoris (Boosey & Hawkes, 1938). 

Deux tendances dominaient au milieu du XVIIIe siècle : celle des Allemands qui instaurèrent une structure tri- ou quadripartite, avec un premier mouvement de forme-sonate, illustrée par Carl Philipp Emanuel Bach. L’autre tendance, plutôt italienne (Baldassare Galuppi, que Paradisi rencontra à Venise,  Lodovico Giustini, Domenico Alberti…) privilégiait le dessin mélodique, au détriment de la richesse harmonique et du conflit thématique. Les douze sonates relèvent partiellement de cette seconde manière, quoique leur harmonie se montre plus audacieuse (par les relations tonales, par l’emploi du chromatisme), et leur forme plus travaillée, malgré l’absence de récapitulation dans la moitié des opus.  Elles sont toutes en deux parties, la première étant la mieux ouvragée, notamment dans la Sonate no 8, ou la no 10 (qui en chemin présente une inversion de la mélodie principale). La seconde partie, tantôt rapide tantôt lente, renvoie encore à l’esthétique baroque, sous guise de gigue, toccata ou rondeau en style luthé. L’écriture rappelle parfois les acrobaties et chatoiements scarlattiens. Bref, un langage à la croisée des chemins qui, dans sa variété formelle, son rythme travaillé et son harmonie expérimentatrice, annonce le potentiel de la sonate préromantique bientôt exploité par Beethoven. 

Malgré une complète édition moderne (Schott, Mayence, 1971), l’engouement n’a pas suivi dans les studios ou les salles de concert ces cinquante dernières années. La discographie compte quelques trop rares contributions depuis le milieu des années 1990 : Enrico Baiano (Glossa) auprès duquel Anna Paradiso a d’ailleurs étudié, Ottavio Dantone (Stradivarius), Elaine Funaro (Centaur), Filippo Emanuele Ravizza (Musicmedia). Cet album s’avère donc bienvenu ! Même si le cahier est expressément dédié au clavecin, le disque confie trois sonates au clavicorde (un modèle suédois de 1792) et deux au pianoforte (un Broadwood de 1802), ce qui n’est guère absurde dans la mesure où la popularité de ces pages au cours du siècle les a probablement fait entendre sur d’autres ressources que les plectres. L’interprète explique dans le livret comment elle a réfléchi à la distribution entre ces trois instruments. L’intimisme des sonates 2 et 4 correspond bien au caractère feutré du clavicorde, auquel toutefois la démonstrativité de la cinquième semble faire violence : un choix assumé par Anna Paradiso qui admet là s’être posé un défi « en explorant comment la musique virtuose peut parvenir à de nouveaux résultats expressifs ». C’est précisément l’expressivité (doux euphémisme) qui frappe l’écoute ! Les quelques étapes poétiques sont servies avec une fine sensibilité, faisant de toute grappe vendange. Et ailleurs l’interprète fait feu de tout bois, imposant un regard extraverti et volontiers dramatique, dans une esthétique quasiment Stum und drang. Aucune difficulté (zébrures, croisements de main, galops intrépides) n'indispose les doigts qui semblent s’en stimuler. Et nous émoustillent ! Armé d’une superbe captation, tout en couleur et en relief, voilà enfin le disque pour redécouvrir Paradisi et comprendre pourquoi ces sonates furent tant jouées à leur époque, et vantées par Charles Burney dans sa référentielle General History of Music (1789). Combien loin d’une grâce salonnarde pour amateurs du dimanche. Ce compositeur qui subit tant d’infortune pour faire reconnaître ses partitions de scène, semble conquérir une revanche posthume : par son ardent lyrisme et sa théâtralité, l’album d’Anna Paradiso brûle les planches.

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

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