Telemann replanté dans le terreau d’épices qui l’inspira

par

Beauté barbare. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Les Moscovites [TWV 55:B5], Les Janissaires [TWV 55:D17], Mezzetin [TWV 55:B8], Rondeau Hanaquoise [TWV 55:E2], Hanaskÿ [TWV 55:E1] ; Trio no 3 en si mineur TWV 42:H2, Concerto polonoise TWV 51:D3 [extraits] ; Hanac, Polonie [ms de Rostock] ; Concerto en ré majeur pour flûte, cordes et bc TWV 51:D2. Extraits du Manuscrit Uhrovska. Mélodies et chansons traditionnelles de Pologne, Moravie, Slovaquie, Roumanie. François Lazarevitch, flûtes, cornemuses. Josef Žák, Amaryllis Billet, violon. Diane Chmela, alto. Hélène Richaud, violoncelle. Chloé Lucas, contrebasse, violone. Iurie Morar, cymbalum. Éric Bellocq, archiluth, cistre. Pierre Rigopoulos, zarb, baraban, davul, saggates. Livret en français, anglais, allemand. Décembre 2022. TT 62’28. Alpha 949

Un récent album du Collegium Marianum démêlait les réseaux d’influence et envisageait les coïncidences entre le Baroque d’Europe centrale et les importations musicales d'Amérique du Sud, citant la « beauté barbare » que Telemann découvrit en 1705 dans les folklores polonais et hanaques. C’est à une autre entreprise de métissage, plus endogène et circonscrite, que nous convie le présent CD. À l’occasion du 250e anniversaire de la mort du compositeur allemand, les Musiciens de Saint-Julien participèrent en Pologne à un projet fertilisé par les répertoires locaux, dont ce disque porte l’empreinte, ainsi que l’écho de concerts (à l’affiche de la salle Cortot en avril dernier).

Le programme puise dans le catalogue TWV quelques numéros inspirés par les épices slaves ou balkaniques, principalement tirés des Suites pour orchestre, et invite aussi quelques rares pièces provenant du manuscrit de Rostock. Ces pages se mêlent à celles du Manuscrit Uhrovska et à des danses et airs de Pologne, Moravie, Slovaquie, Roumanie. Les chansons sont confiées à la voix de la violoncelliste Hélène Richaud, attestant la polyvalence d’une équipe dont les expériences enrichissent une approche croisée. Ennoblissant la mémoire populaire au contact du fonds écrit, et panachant celui-ci par une verve et une palette revivifiées. « Le but n’est pas de reconstituer ce que Telemann a pu entendre au début du XVIIIe siècle, mais de recréer l’esprit et l’énergie de ces musiques […] Tant mieux si l’auditeur finit par ne plus distinguer ce qui est issu de la partition de ce qui est issu de la tradition orale » explique François Lazarevitch dans sa notice. Assumant implicitement l’assimilation de cette étrangeté décrite par Montaigne quand ses Essais observaient que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », bien avant Lévi-Strauss et la critique moderne de l’ethnocentrisme.

L’intention n’a pas failli, la fusion a réussi. Un atelier de levures et réciprocité. À tel point qu’à l’écoute il devient difficile de discerner ce qui appartient aux différentes sphères, unifiées par la même pratique experte et coulées dans un vivarium où le quatuor d’archets se mêle à flûtes, cornemuses, cymbalum, cordes pincées et percussions exotiques. Quitte à dévoyer les civiles instrumentations de Telemann en les resituant dans ces terroirs qui l’avaient tant émoustillé. Moins une greffe qu’un creuset où, acétabule sur la tablette à condiment, se dégustent une enfilade de mélodies touchantes, de rythmes stimulants. Le terme « énergie » revient par trois fois dans les propos de François Lazarevitch, et se légitime dans une exécution aussi savoureuse que vigoureuse. Elle vaut chaque sou d’écot. On trouvera peut-être des pisse-vinaigre pour cracher dans une soupe trop impure et inclusive à leur palais, –pour notre part ce hardi ragoût a régalé.

Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

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