Benjamin Appl et le Voyage d’hiver

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Le baryton Benjamin Appl publie chez Alpha un enregistrement du cycle Le Voyage d’Hiver (Winterreise) de Franz Schubert en compagnie du pianiste James Baillieu. Une telle parution est toujours un événement dans la carrière d’un artiste tant ce cycle est un pilier du répertoire. Crescendo Magazine vous propose un riche échange avec ce brillant musicien, l’un des plus talentueux de sa génération.

Le Winterreise est un monument de l'histoire de la musique. Est-ce intimidant pour un chanteur de l'enregistrer ? 

Oui, absolument ! Il existe des milliers d'enregistrements et certains d'entre eux sont des références absolues. Ces enregistrements sont des points de comparaison, pour les chanteurs évidemment, mais également pour les mélomanes et les professionnels qui s’en servent logiquement comme des étalons pour évaluer les nouvelles interprétations. Mais d'un autre côté, l’art interprétatif est une forme culturelle vivante et, par conséquent, il prendra toujours de nouvelles directions. Lorsque je travaille avec des étudiants, je les encourage toujours à ne pas se contenter de regarder la tradition, mais aussi à réfléchir à ce qu'ils peuvent ajouter et développer dans une musique qui est si présente depuis des décennies et des siècles. Si nous ne le faisons pas, nous pouvons simplement ranger ces merveilleux enregistrements du passé dans des musées et des vitrines. Le Winterreise est particulièrement intéressant, car il s'agit d'un véritable voyage. Le chanteur et le pianiste doivent prendre des décisions à chaque seconde, pour chaque note. On peut choisir de descendre un chemin par ici, ou de le remonter par là. Le Winterreise peut avoir de nombreux parcours différents, personnels, et l'itinéraire de chacun peut varier chaque jour. C'est la partie la plus gratifiante de ce cycle et sans doute l'une des raisons pour lesquelles des immense artistes comme Dietrich Fischer-Dieskau et d'autres ont choisi de l'enregistrer encore et encore.

Que voulez-vous apporter à l'interprétation du Winterreise ? 

Après avoir travaillé sur ce cycle pendant environ 15 ans, je suis de plus en plus fasciné par la bravoure de ce Wanderer. Alors que les autres personnes autour de lui dorment, passent à côté de la vie, ne se posent pas de questions gênantes ou ne prennent pas le temps de réfléchir, ce jeune homme a senti qu'il devait quitter un endroit plutôt confortable pour partir en voyage -un voyage intérieur particulièrement glacial et froid de sentiments et d'émotions. Il affronte les coins les plus sombres de sa personnalité. C'est pourquoi j'ai voulu créer une manière naturelle de présenter ce personnage comme un être humain, comme quelqu'un qui réfléchit, rêve et est sincère. Quelqu'un qui pourrait être vous ou moi.

L'interprétation du Winterreise est marquée par tant d'enregistrements légendaires. Certains d'entre eux sont-ils des modèles pour vous ? 

ll y a quelques enregistrements que j'adore ! Aux sommets de ma liste, il y a la rencontre de Dietrich Fischer-Dieskau avec Alfred Brendel ou celle de Brigitte Fassbaender avec Aribert Reimann, pour n'en citer que deux. Mais je dois dire que je n'avais jamais écouté le cycle entier avant de l'apprendre pour la première fois. J'ai eu la chance de le travailler avec Fischer-Dieskau après l'avoir chanté quelques fois, ce qui était bien sûr incroyable. Mais je pense aussi que le monde qui nous entoure a beaucoup changé, la vitesse de notre environnement a changé, la société et les connexions humaines se sont transformées grâce aux médias sociaux et à la technologie, les choses qui nous préoccupent ont changé. Ce sont toutes des choses qui influencent également notre monde intérieur, nos émotions et la façon dont nous interprétons quelque chose. Je pense que nous devrions être encouragés à prendre tout cela dans notre musique et à ne pas toujours regarder en arrière.

Ce cycle de lieder pour baryton et piano nécessite évidemment une grande entente entre les partenaires. Comment avez-vous élaboré votre vision de la partition avec le pianiste James Baillieu ? 

Travailler avec James Baillieu est tout simplement merveilleux. Il n'est pas seulement un pianiste et un accompagnateur de lieder fantastique, mais aussi l'être humain et l'ami le plus gentil et le plus solidaire qui soit. Lorsque les journalistes me demandent quelle est, selon moi, la chose la plus importante qu'un accompagnateur de lied doit offrir, je réponds toujours qu'il s'agit d'un lien de confiance avec le chanteur. Il est important de répéter ensemble et de parler de musique, mais il est tout aussi important de passer du temps ensemble et de parler de toutes sortes de choses, de partager des repas, de se promener et d'aller au musée. Nous, les chanteurs, sommes très vulnérables dans le cadre de récitals de lied sans aucune frontière entre le public et nous. Seul le pianiste peut nous libérer le dos et nous donner les ailes pour voler. Cela ne peut se faire que par une confiance et une compréhension profondes. James est un maître en la matière et travailler sur le répertoire avec lui, c'est comme jouer au ping-pong. Nous ne parlons pas beaucoup pendant les répétitions -nous faisons simplement de la musique. Il suggère quelque chose de différent à un moment donné et j'essaie de réagir et vice versa.

 Envisagez-vous d'enregistrer d'autres cycles de Schubert ? 

Oui, certainement avec le temps, même si mes prochains albums iront dans une autre direction. L'une des principales raisons pour lesquelles j'ai signé avec le merveilleux label Alpha Classics est qu'ils ont immédiatement compris mon intérêt pour différents projets et collaborations. C'est une collaboration très inspirante. 

Votre répertoire est très large et vous ne négligez pas le répertoire contemporain. Ce large éventail de musiques et de styles est-il un choix délibéré ou le résultat du hasard et des opportunités de carrière ? 

Il y a tellement d'idées dans mon cerveau que je dois parfois me retenir un peu ! Malheureusement, nous pouvons souvent être limités dans notre façon de penser, surtout lorsqu'il s'agit de types ou de "fach" de voix : nous voulons souvent mettre les gens dans des cases. Mais j'ai la chance de pouvoir choisir des projets et des répertoires qui me plaisent et m'intéressent. Aujourd'hui, nos salles de concert et nos orchestres ont le privilège de pouvoir programmer la plus grande musique classique de l'histoire de l'humanité, mais cela n'a pas toujours été le cas. Les représentations historiques sur scène étaient autrefois une plate-forme pour la musique "de l'époque", les compositions écrites dans le passé n'étant jouées qu'en de rares occasions. Je pense que nous ne devrions jamais oublier cela et nous sentir dûment inspirés par la musique contemporaine, et lui donner son espace...

Le site de Benjamin Appl : www.benjaminappl.de 

A écouter :

Franz SchubertWinterreise. Benjamin Appl, baryton ; James Baillieu, piano. Alpha ALPHA854

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques :  David Ruano

 

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