Troisième volet du projet « Schubert + » de Can Çakmur
Franz Schubert (1797-1828) : Mélodie hongroise D 817 ; Allegretto en do mineur D 915 ; Sonate pour piano en do majeur D 840. Ernst Krenek (1900-1991) : Sonate pour piano n° 2 op. 59. Can Çakmur, piano. 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 67’ 54’’. BIS-2690.
Né à Ankara en 1997, le pianiste turc Can Çakmur (prononcez Djann Tchakmour) a été formé dans sa ville natale tout en suivant en parallèle, à partir de 2012, une formation à Paris avec Marcella Crudeli à la Schola Cantorum. Il a travaillé aussi avec des personnalités comme Leslie Howard ou Robert Levin et poursuit sa formation à l’Université de musique de Weimar avec Grigory Guzman. Ce jeune artiste, qui a encore d’autres cordes à son arc (il écrit des critiques pour un magazine, anime ses propres concerts et a des dons de conférencier), a remporté en 2017 le Concours international d’Ecosse, puis le Concours Hamamatsu au Japon en 2018. Dans la foulée, le label BIS publiait l’année suivante un album Beethoven/Schubert/Haydn, puis, en 2020, un disque de transcriptions de lieder de Schubert par Liszt. Ces deux parutions ont été saluées largement par la critique, notre confrère Patrice Lieberman, élogieux, titrant même son article sur la seconde, dans les colonnes de Crescendo, le 11 janvier 2021 : Plus qu’un espoir, un maître. L’aventure discographique s’est poursuivie en 2022 avec un autre album BIS (Beethoven/Enesco/Saygun/Mitropoulos), et la participation à un programme Mozart chez Alpha (le Concerto pour piano n° 8).
Juste après, est né un nouveau projet : un « Schubert + ». Il consiste en une série de programmes qui réuniront une intégrale des pages majeures pour piano du Viennois avec des œuvres d’autres créateurs qui lui sont apparentées. Deux volumes ont déjà paru. Le premier proposait les sonates D 537 (1817) et D 959 (1828), couplées à l’opus 11 de Schönberg, les Drei Klavierstücke de 1909. S’il louangeait ces trois dernières pièces pour leur étrange et vénéneuse beauté et considérait qu’il s’agissait probablement de la plus belle version de la discographie, Patrice Lieberman, estimait, le 5 septembre 2023, que les deux Schubert se révélaient inégaux, en particulier la partition de jeunesse. Dans le deuxième volume, les Impromptus D 935 et les Drei Klavierstücke D 946 s’adjoignaient les Vier Klavierstücke op. 119 de Brahms. Çakmur s’y révélait remarquable de bout en bout, avec d’irrésistibles couleurs, des nuances raffinées et une sonorité claire. Nous en sommes aujourd’hui au troisième volet ; Ernst Krenek y côtoie Schubert.
Dans la notice qu’il signe lui-même (comme les fois précédentes), Can Çakmur rappelle que l’opus D 840 est la dernière sonate du Viennois, demeurée inachevée, ce qu’il déplore, car c’est l’une des plus grandioses et des plus inspirées de Schubert à bien des égards, en particulier en ce qui concerne sa conception orchestrale et l’audace de son approche harmonique. Publiée à Leipzig en 1861, elle a été complétée en 1922 par Ernst Krenek, dont l’intérêt avait été éveillé par Eduard Erdmann et Artur Schnabel. Il tenta d’assimiler au maximum le langage de Schubert, avec succès. Çakmur précise : si ce n’était pas indiqué dans la partition, il me serait difficile de repérer où Schubert finit et où Krenek commence. La seule différence perceptible est peut-être le raccourcissement de la réexposition dans le quatrième mouvement pour lequel je ne connais aucun précédent dans la musique de Schubert. La version du virtuose turc se traduit, dans cette D 940, par une densité expressive, une pureté de jeu, un timbre chaud et brillant, ainsi que, comme il en a l’habitude, par une palette de couleurs lumineuses et raffinées. Son engagement discipliné, mais fluide, combine la rigueur à la passion, la lisibilité au lyrisme, conférant notamment au si féerique Molto moderato la part de songe qu’il évoque. Une remarquable version, qui vient s’installer parmi les références bien connues. S’y ajoutent deux compléments de courte durée : la Mélodie hongroise D 817 (1824), entre poésie et mélancolie, et l’Allegretto en do mineur D 915 (1827), touchant hommage à un ami disparu, deux pages dont Çakmur traduit tour à tour avec brio les émotions, puis la sobre solennité.
Le complément Krenek coule de source, vu son apport à la D 960. Ce Viennois d’origine, qui fut un élève de Franz Schreker, quitta l’Autriche suite à l’Anschluss de 1938 pour s’établir aux USA, où il occupa diverses fonctions. Sa Sonate pour piano n° 2 op. 59, qui date de 1928, se situe au moment où il prend ses distances avec le sérialisme, après la découverte de Schubert, des Français de son temps et du jazz. Çakmur dit qu’elle révèle une verve rythmique marquée par un recours à la syncope, l’un des procédés préférés de Schubert, mais aussi un développement de la suspension de la hiérarchie des temps forts et faibles. L’Alla marcia, energico, le mouvement central, est enlevé avec panache. Le pianiste turc se révèle très à l’aise dans cette sonate trop peu jouée, qui conserve le souvenir essentiel de Maria Yudina. On peut préférer la présente version, pour sa vitalité, à celles de Mikhail Korzhev (Phoenix, 2008) ou de Stanislav Khristenko (Oehms, 2012). Cet excellent troisième volet du projet « Schubert + » laisse bien augurer de la suite.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix
Chronique réalisée sur la base de l’édition SACD.