En concert à Munich, Bernard Haitink réinterroge la Huitième de Chostakovitch

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Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie no 8 en ut mineur Op. 65. Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, direction : Bernard Haitink. Septembre 2006. Livret en allemand, anglais. TT 64’43. BR Klassik 900214

S’il est un compositeur, outre Gustav Mahler, auquel Bernard Haitink restera associé, c’est bien Dimitri Chostakovitch. Hors de la Russie, le maestro batave fut le tout premier à achever un complet enregistrement de ses quinze symphonies, à Londres et Amsterdam pour le label Decca, seulement précédé par l’intégrale de Kirill Kondrachine gravée pour Melodiya avec la Philharmonie de Moscou. Nombre de ces captations demeurent au sommet d’une discographie qui n’a eu de cesse de s’étoffer. C’est le cas pour cette Symphonie no 8 où le chef en décembre 1982 défendait une lecture amplement dramatisée, portée par un somptueux Concertgebouworkest. Ce qui appelle une comparaison avec le live de septembre 2006 reproduit sur le présent CD.

L’orchestre de la Radio bavaroise apparaît sec et moins flatteur de timbres. Notamment des cuivres bruts, non assujettis à l’opulence. Des cordes charnues mais moins satinées, d’une étoffe grenue. L’oreille se laissera donc peu séduire et pourra se concentrer sur la structure monothématique du vaste premier mouvement dont l’architecture s’en trouve renforcée, sans les charmes de la parure. Les traits de cordes sont durcis, presque schématisés, même si la mobile direction à Amsterdam semblait proscrire l’attentisme. L’exposition, le développement, la réexposition : chaque étape confirme ici une vision moins sombre et tragique, quoique dramatisée et impérieuse. Notamment ce climax dont le roulant crescendo de percussions se montre certes offensif, mais sans surclasser l’énorme déferlement entendu dans la version amstellodamoise.

Même si le tempo accordé au premier Allegretto est similaire dans les deux circonstances, et que les orchestres rivalisent de précision, l’acoustique moins spacieuse et réverbérée de la Philharmonie am Gasteig permet d’en affermir le caractère caustique et parodique. Malgré une réponse incisive et des assauts punchy, on regrette toutefois l’humour pince-sans-rire et les relents de Scherzo mahlérien qui animaient dans le fief de Willem Mengelberg un tableau aussi cocasse que décadent.

Pour le central Allegro non troppo, la confrontation pencherait en faveur du premier enregistrement selon un critère de virtuosité, quand l’impitoyable mécanique apparaissait mieux vissée, mieux maîtrisée rythmiquement. On observe ici une certaine instabilité dans l’initiale toccata des cordes, notamment une malencontreuse tendance à l’accélération incontrôlée quand les violons reprennent l’énoncé des altos. On préférera d’ailleurs les couleurs de métal glacé des cordes héritées d’Eduard van Beinum, plutôt que le ton neutre et quelconque des archets bavarois. Dans la rengaine centrale, le trompettiste stylise un solo spirituel et madré, instillant un malicieux legato, là où son confrère d’Amsterdam osait, avec brio, une sonnerie martiale. Les deux options se plaident, même si le caractère sarcastique de cet épisode (où l’on entend aux violons des échos de la Danse du sabre d’Aram Khatchatourian…) légitimerait plutôt l’ironie de la première. Dans l’ensemble, malgré la performance instrumentale affutée au Concertgebouw, la baguette esthétise ici avec davantage de variété voire de pertinence, nuançant les atmosphères, ainsi la reprise de la toccata par les cordes qui assombrissent progressivement le tableau et le tirent vers l’amertume. Dans les deux cas, et par des moyens différents (brio pour l’un, noirceur pour l’autre), le pilonnage de percussions vers les déflagrations finales s’intègre aux logiques respectives.

Dans le pont qui inaugure le Largo, tension et dynamique s’affalaient plus promptement à Amsterdam, nous plongeant dans la morne errance du Largo, cependant les violoncelles accusent ici une expressivité qui modère le contraste de ce passage transitionnel. Tandis que chez Decca se distillait une sourde angoisse dans un décor fantomatique, le paysage se fait ici moins radicalement inquiet : lugubre certes, mais le lent cortège de cette passacaille s’assimilerait plutôt à un thrène fantasmé, relevant d’une lamentation poétisée. En conclusion, les clarinettes laissent même poindre une bienveillante et ostensible aurore. Une éclaircie qui augure à Munich du caractère moins accablé, voire optimiste perfusé à la cinquième partie. Alors qu’à Amsterdam, les réminiscences s’ingéniaient à un tableau doux-amer présageant d’une issue fatale, orientée vers le même anéantissement qui prostrait la coda de la précédente symphonie, Haitink motive ici une dialectique où les forces vitales luttent pour reprendre leur droit, cultivant semblable esprit que le poème Une Carrière qui conclura la treizième symphonie.

Un bilan conserverait nos faveurs à la version néerlandaise, sa splendeur orchestrale, où l’éclat se mariait à d’insondables profondeurs. On doit néanmoins avouer que le postérieur concert atteste combien Haitink a pu mûrir sa conception de la partition, pactisant avec un regard ennemi de l’univocité : moins désabusé, pas aussi poignant peut-être, mais questionnant plus souplement les états d’âme qui taraudaient en 1943 un compositeur en proie aux infamies de la tyrannie stalinienne. Dans ce CD, l’espoir lui semble encore permis : les menaces rôdent, les allusions persiflent, toutefois le pessimisme n’est pas acquis. Evgueni Mravinski, Kirill Kondrachine, Kurt Sanderling, Rudolf Barchaï, Mariss Jansons, Dmitri Kitaïenko furent parmi ceux qui sondèrent intelligemment cette éthique en crise. On se satisfait d’accueillir ce nouveau témoignage émanant d’une baguette qui comprit comme peu d’autres les facettes de cet univers mental, jamais avare de complexité à mesure qu’on l’interroge.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5

Bernard Haitink

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