Un cœur en forme de fraise pour Francis Poulenc

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Francis Poulenc (1899-1963) : Mélodies et chansons : Toréador ; Deux Mélodies de Guillaume Apollinaire ; A sa guitare ; Airs chantés ; Tel jour telle nuit ; La tragique histoire du petit René ; Le petit garçon trop bien portant ; Bleuet ; Fiançailles pour rire ; Nous voulons une petite sœur. Carl Ghazarossian, ténor et Emmanuel Olivier, piano. 2022. Notice en français, sans texte des poèmes. 55.11. Hortus 225.

La mélodie et la chanson ont été des domaines privilégiés par Francis Poulenc. Il a toujours eu la capacité d’opérer un choix sélectif de qualité parmi les poètes, de Charles d’Orléans à Max Jacob ou Aragon, en passant par Ronsard, Racine ou l’un ou l’autre anonyme du XVIIe siècle, et des auteurs qui lui ont été contemporains, comme Colette, Desnos, Cocteau ou Maurice Carême, né quatre mois après lui. Certains ont tenu une place prépondérante, c’est le cas d’Apollinaire et d’Eluard (plus de trente mélodies pour chacun). Le présent programme est un échantillon diversifié de cet univers dont une caractéristique marquante est une prosodie claire et traitée avec soin. 

Il y a deux ans, le duo formé par le ténor Carl Ghazarossian et le pianiste Emmanuel Olivier proposait, déjà chez Hortus, un enregistrement intitulé J’aurais voulu être une chanteuse, où l’on retrouvait des mélodies et des lieder pour voix de femmes signés Debussy, Bizet, Chausson, Schumann ou Ravel. Poulenc y figurait aussi, avec Les chemins de l’amour, une chanson sur des paroles de Jean Anouilh, destinée à Yvonne Printemps pour la pièce Leocadia, et avec le monologue lyrique La Dame de Monte-Carlo, sur un texte de Cocteau. Comme ils s’en expliquent dans la notice, les deux interprètes se sont lancés dans un nouvel opus, consacré au seul Poulenc, séduits par sa liberté de ton et de forme et sensibles à sa diversité tant dans l’écriture que dans le choix des poèmes et de leurs auteurs. Le résultat est un panorama contrasté, à la fois savoureux et tendre, mais aussi émouvant et pénétrant.

Un mot sur le duo de ce récital. Le ténor marseillais Carl Ghazarossian a été formé au CNSM de Paris et à la Guildhall School of Music and Drama de Londres. Il s’est produit dans le domaine baroque, mais aussi dans Mozart, Offenbach ou Reynaldo Hahn. Il a travaillé notamment sous la direction de Jean-Claude Malgoire, Marc Minkowski ou René Jacobs. Son partenaire, Emmanuel Olivier, lui aussi formé dans la capitale française, est soliste et accompagnateur mais, proche de Malgoire, il s’est mis à diriger la Grande Ecurie et la Chambre du Roy dans Gluck, Mozart et Rossini. Ce duo français a bien fait de poursuivre sa collaboration. 

Le Toréador de Jean Cocteau est chargé de mettre une ambiance ludique de départ : cette irrésistible fausse espagnolade de 1918 évoque plutôt Venise et ses gondoles et une Pépita plus intéressée par les charmes du vieux doge que par ceux de celui qui va combattre. Ghazarossian est à l’aise dans ce registre léger aux accents comiques. Apollinaire suit, avec deux mélodies (1941-45). Poulenc déclarait être ému par la résonance si humaine du poète trop tôt disparu. Montparnasse et Hyde Park sont rendus par le ténor avec ce sentiment dévoilé par le compositeur, comme le sera plus encore, en cours de programme, le poignant Bleuet, mis en musique en 1939 avec une humilité touchante. Tout au long de l’album, on est frustré de ne pouvoir disposer d’aucun texte, dont l’éditeur semble avoir oublié l’importance. Tout le monde ne dispose pas d’une bibliothèque poétique à domicile ! Il faut donc être très à l’écoute des mots. Ghazarossian compense en partie ce manque dommageable par une diction claire et compréhensible. 

Si A sa guitare de Ronsard (dont Poulenc ne reprend que deux strophes), destiné en 1935 à l’adorable Yvonne Printemps pour le rôle-titre de La Reine Margot d’Edouard Bourdet, auteur adulé de l’entre-deux-guerres, est rendu avec style, Ghazarossian ne tombe pas dans le piège des Airs chantés, surchargés, du symboliste Jean Moréas, nourri de nature, de campagne, de sources et d’océan. Poulenc n’appréciait pas ce poète, mais il enrobe bien la déclamation, dont le ténor livre sans emphase la quadruple substance, romantique, champêtre, grave et vive. Quant aux Chansons pour enfants de Jean Nohain, dont Poulenc ne met en musique que les trois premières, il est à l’aise dans ces moments primesautiers, dont Nous voulons une petite sœur clôture le récital avec esprit.

Avant cela, il y a eu deux cycles plus conséquents. D’abord un hommage à Eluard, avec lequel le compositeur a des affinités indiscutables : les neuf mélodies de Tel jour, telle nuit de 1937, où Poulenc fait corps avec un texte qu’il exalte. Il a choisi huit extraits, parfois des fragments, dans le recueil Yeux tristes ; il y ajoute un dernier poème, issu de Facile, admirable de contenu, qui creuse le thème de l’amour : Nous avons fait la nuit/je tiens ta main qui veille. Ici, le ténor semble parfois moins à l’aise, ne rendant qu’avec une certaine neutralité détachée la musique qui jaillit de l’écriture même d’Eluard. 

Par contre, il rend toute sa caressante et impertinente atmosphère, à la fois sensuelle, ironique, nostalgique ou admirable jusqu’à la provocation (« Mon cadavre est doux comme un gant ») aux Fiançailles pour rire de Louise de Vilmorin (1939). C’est dans le poème Violon de cette poétesse aristocratique, qui finira ses jours avec André Malraux, que se trouve le vers que les interprètes ont choisi en guise de titre pour l’album : Aux accords sur les cordes des pendus/À l’heure où les Lois se taisent/Le cœur en forme de fraise/S’offre à l’amour comme un fruit inconnu. L’occasion est trop tentante d’y voir comme une sorte de clin d’œil au compositeur en termes de dégustation, à la fois grinçante et savoureuse. Nous n’avons pu y échapper, qu’on nous le pardonne !

Ces mélodies et chansons ont été immortalisées jadis par des voix fameuses : Mady Mesplé, Michel Sénéchal, Nicolaï Gedda… Carl Ghazarossian se situe dans cette lignée d’élégance et de charme vocal ; il distille dans son chant des sons délicieux, fait la démonstration de sa légèreté, de sa subtilité et de son expressivité séductrice. Au piano (un Pleyel de 1905), Emmanuel Olivier se révèle un partenaire discret, mais attentif.

Son : 8  Notice : 5  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix  

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