Martha Argerich en live à Tel Aviv, dans deux concertos qu’elle domine de longue date
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre no 2 en si bémol majeur Op. 19. Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour piano en sol. Martha Argerich, piano. Lahav Shani, Orchestre Philharmonique d’Israël. Live décembre 2019. Livret en anglais, allemand, français. TT 50’59. Avanticlassic AVA 10662
Au demeurant plutôt bref, et même si le couplage confronte deux univers on ne peut plus dissemblables, le programme ne brille guère par sa singularité, pour ces œuvres dont la discographie compte maintes références. Au sein des étagères déjà bien garnies, la notoriété et le génie de Martha Argerich suffiront-ils à rendre ce CD désirable ? Parmi les autres arguments en faveur de sa découverte, celui de retrouver un astre montant dans la galaxie des chefs. Voilà dix ans déjà, Bernadette Beyne dressait le portrait de ses précoces talents. Invité des grandes phalanges internationales, benjamin dans l’histoire de l'orchestre philharmonique de Rotterdam avec lequel il enregistre pour le label Warner (nos colonnes ont récemment commenté son album Weill & Chostakovitch et sa Septième de Bruckner), il fut nommé directeur musical de la Philharmonie d’Israël à compter de la saison 2020-2021. Une phalange qu’il fréquente depuis une quinzaine d’années, lorsqu’en 2007 elle accompagna son clavier dans le Concerto de Tchaïkovski guidé par Zubin Mehta. Sous la même baguette, à l’orée du numérique, elle avait déjà gravé une superbe intégrale Beethoven avec Radu Lupu, dont une pétillante lecture de l’opus 19 (Decca, mars 1979).
Martha Argerich l’enregistra non moins de cinq fois, depuis son vinyle de 1980 (où elle conduisait elle-même le London Sinfonietta, dans des tempos fort enlevés, on s’en doute) et en incluant le témoignage avec Seiji Ozawa et le Mito Chamber Orchestra, paru en 2020. Entretemps, la vedette se distingua avec Giuseppe Sinopoli, Claudio Abbado, et Gabriel Chmura, tout cela chez DG. Dès l’Allegro con brio, Lahav Shani défend une vision autoritaire et énergique, puissamment beethovenienne, qui n’a jamais paru si peu redevable aux grâces mozartiennes. L’orchestre israélien répond avec force et pâte, même si le Rondo s’en trouve trop lesté et compacté pour crépiter vraiment. Les oreilles goûtant peu les parures chambristes apprécieront en tout cas sa veinure boisée et son volume dodu, déboulant dans ce finale comme un wagon-foudre qui voudrait avaler les rails. Dans les deux mouvements extrêmes, le clavier dispense la fougue attendue, tandis que l’interprétation de l’Adagio verse moins dans l’onirisme que dans le rêve éveillé, toutes nuances luisant dans une lucidité qui n’a rien d’évanescent. Une exécution à gros gabarit, où les capacités d’animation d’Argerich et la poigne du jeune chef arrachent la conviction au charisme.
Également capté à Tel Aviv en décembre 2019, le concerto de Ravel réclame certes du panache, mais aussi un raffinement de textures instrumentales que la prise de son prégnante voire tapageuse tend à infatuer. L’œuvre nous ramène au tout début de la carrière de la prestigieuse soliste, qui s’y immortalisa en 1967 avec le Berliner Philharmoniker dans un de ses disques de légende qui s’élève toujours aux sommets de la discographie, avant de le réenregistrer à Londres avec Claudio Abbado (DG), et avec l’orchestre de la Suisse italienne (Emi). Dans cette partition qu’elle fréquente depuis plus d’un demi-siècle, la pianiste sait encore aviver tout le zèle attendu de l’Allegramente qui au-delà de la causticité engrène ici un certain fonctionnalisme hindemithien, gonflé à bloc. Abordé dans la même perspective, dense et capiteuse, l’Adagio assai ne nébulisera pas un nuage de songes. Les interventions de flûte, d’anche, dilatent des œillades enflées à la belladone ; dans ce décor vitreux, le clavier déambule avec sérénité, comme celle d’une douleur transcendée qui mire ses peines dans la galerie de miroirs qu’elle traverse. On succombera au jeu soutenu et délicatement nuancé d’Argerich qui, pour parfois sembler s’improviser, confère un luxe de timbres et surtout une continuelle évidence à ces longues phrases qui coutèrent tant au compositeur. Jusqu’à un climax poignant, magistralement amené.
Dans le Presto conclusif, les pupitres pressent tous les tubes de couleur, dans une veine grasse et bariolée, copieusement circassienne, accousinant le finale avec un Petrouchka qui aurait profité des beignets. Les zestes acides des souffleurs (la clarinette !), l’acuité rythmique volontiers anguleuse et la verve instillée par le maestro, digne d’un spectacle satiste, évitent-ils l’impression de lourdeur ? Malgré cet épais manteau orchestral, l’ensemble sonne aussi clair et dur que l’entrevoyait Vladimir Jankélévitch dans sa monographie. Pas la version la plus subtile qu’on ait entendue, mais ses appâts et son dynamisme rassasient. Les acclamations qui fusent aussitôt confirment le légitime enthousiasme du public. Stimulée par le feu du concert, l’affiche tient ses promesses. Des prestations à fort ampérage, un album de démonstration –qui osera se plaindre ?
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5
Christophe Steyne