Sortilèges de la musique de chambre d’Enesco
George Enescu (1881-1955) : Impressions d’enfance ; Quintette pour piano° et Quatuor à cordes; Aubade pour violon, alto et violoncelle, Sérénade lointaine pour violon, violoncelle et piano; Hommage -Pièce sur le nom de Gabriel Fauré pour piano; Impressions d’enfance pour piano et violon* , Op. 28. Ensemble Raro : Alexander Sitkovetsky, Anna-Liisa Bezrodny° (violon), Razvan Popovici (alto), Justus Grimm (violoncelle), Diana Kettler (piano); Gilles Apap* (violon). 2022-59’35-Textes de présentation en anglais et roumain- Solo Musica SM396
Phare de la musique roumaine, Georges Enesco (pour reprendre l’orthographe francisée qu’il adopta lui-même) est sans le moindre doute l’un des musiciens les plus étonnamment doués de son temps : enfant prodige formé aux conservatoires de Vienne et de Paris, violoniste exceptionnel, enseignant recherché (Yehudi Menuhin, Christian Ferras, Ivry Gitlis, Arthur Grumiaux furent parmi ses élèves), pianiste remarquable, brillant chef d’orchestre, compositeur hautement original, il n’a pas vraiment encore conquis hors de son pays natal la place qui devrait lui revenir dans la musique du 20e siècle.
On saluera donc comme il se doit ce passionnant enregistrement d’oeuvres de musique de chambre encore peu connues (même si Gidon Kremer et Oleg Maisenberg nous ont laissé une belle version des Impressions d’enfance chez Teldec à la fin des années 1990).
L’excellent Ensemble Raro (où l’on retrouve avec plaisir le violoncelliste Justus Grimm, jadis soliste de l’Orchestre de La Monnaie) offre ici une sélection d’œuvres enregistrées dans les studios de la Radio bavaroise à Munich et proposées à juste titre dans l’ordre chronologique de leur composition, ce qui permet de se faire une idée de l’évolution du langage de l’auteur.
Ecrit par un compositeur phénoménalement doué âgé d’à peine quinze ans, le premier Quintette pour piano montre clairement l’influence de Brahms sur le jeune Enesco (qui rencontra d’ailleurs son idole lors de ses études dans la capitale autrichienne). Sans être particulièrement originale, l’oeuvre est symphonique, puissante, très bien écrite et étonne par sa maîtrise formelle qui va nettement au-delà d’un simple exercice de style d’apprenti compositeur. L’Allegro moderato initial et le Scherzo qui suit portent nettement la marque de Brahms, alors que le poétique Andante est certainement la partie la plus originale de l’oeuvre qui se conclut sur un Allegro con spirito enthousiaste où l’on retrouve, comme chez Brahms, des rythmes de danses appuyés (plus roumains ici que hongrois), mais aussi des moments de rudesse et d’humour nettement beethovéniens.
D’une finesse et d’une légèreté qui doivent beaucoup à Mendelssohn, la brève Aubade pour trio à cordes (1899) est une oeuvre pleine de chic viennois et d’élégance dont les interprètes rendent très bien le côté un petit peu salonnard.
Quant à la Sérénade lointaine pour trio à clavier de 1903 -qui fait elle aussi moins de cinq minutes- elle dégage une mélancolie distinguée que n’eût pas reniée Tchaikovsky.
On change d’univers avec la brève Pièce pour piano sur le nom de Fauré, exquise miniature qui nous transporte dans un univers aux harmonies subtiles et aux contours mélodiques imprévisibles, étonnamment proche de celui de Fauré dont Enesco fut l’élève à Paris.
Si les pièces qui précèdent nous permettent de suivre l’évolution du jeune Enesco, les Impressions d’enfance sont un chef-d’oeuvre dû à un compositeur en pleine possession de ses moyens et ayant élaboré un langage profondément personnel et original. Ce qui est véritablement fascinant dans les dix pièces de ce cycle, c’est la faculté du compositeur à redevenir l’enfant qu’il fut avec ses craintes, ses espoirs, ses émerveillements. Enesco excelle dans l’évocation de l’enfance vue comme un monde perdu d’imagination et de pureté, un monde du rêve mais aussi le lieu des événements qui façonnent un être encore en pleine évolution, réceptif et ouvert. Et après avoir évoqué les joies et les peurs comme les enchantements de la découverte du monde par l’enfant, le compositeur clôt le cycle sur un Lever de soleil qui, dissipant les craintes de la nuit, marque la sortie du royaume enchanté de l’enfance, un passage à quelque chose de plus grand, d’adulte et d’ambitieux. Magnifiquement écrit pour les deux instruments, ce beau cycle est superbement défendu par le violon infiniment libre et coloré de Gilles Apap (qui met ici à profit son expérience dans le jazz et la musique traditionnelle) et par une Diana Ketler au toucher de velours.
Son : 10 - Livret : 9 - Répertoire : 8 (Quintette, Aubade, Sérénade, Pièce sur le nom de Fauré)/ 10 (Impressions d’enfance)- Interprétation : 10
Patrice Lieberman