Un hommage à la carrière diversifiée de la pianiste Sylvie Carbonel
L’art de Sylvie Carbonel. Piano solo et musique de chambre. Œuvres de Modeste Moussorgsky (1839-1881), Emmanuel Chabrier (1841-1894), Franz Liszt (1811-1886), Ludwig van Beethoven (1770-1827), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Frédéric Chopin (1810-1849), Johannes Brahms (1833-1897), Robert Schumann (1810-1856) et une quinzaine d’autres compositeurs. Sylvie Carbonel, piano ; Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France, direction Mark Starr. 1963-2008. Notice en français, en anglais et en allemand. 571’. Un coffret de dix CD Skarbo/INA DSK12223.
Il ne faut pas chercher le nom de la pianiste française Sylvie Carbonel parmi ceux que le musicographe Alain Pâris a retenus pour son Nouveau Dictionnaire des interprètes paru en 2015 (Laffont/Bouquins) : il n’y figure pas. Relativement médiatisée, peut-être en raison d’une discographie officielle peu fournie (quelques albums pour Adda, Pavane, Accord, Quantum ou Skarbo), et en dépit du fait qu’elle ait participé à des émissions de radios ou de télévisions, accueillie notamment par Eve Ruggieri ou Frédéric Mitterrand, Sylvie Carbonel, dont on ne dévoile, dans le présent coffret, ni le lieu ni la date de naissance, a derrière elle une carrière de plusieurs décennies.
Formée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (où elle enseignera plus tard), elle y devient l’élève de Pierre Sancan, qui avait étudié le piano avec Yves Nat, et est lauréate du Prix Messiaen et du Concours Enesco de Bucarest. En 1972, elle obtient une bourse qui lui permet de se rendre aux Etats-Unis, où elle va demeurer pendant sept ans et sortir diplômée de la Juilliard School, puis de l’Université de Bloomington, où son professeur est György Sebök ; elle est aussi une disciple de Radu Lupu. Elle entame une carrière comme soliste, en musique de chambre ou avec orchestre, notamment sous la direction de chefs comme Lorin Maazel, Ernest Bour, Sergiu Comissiona, Michel Plasson ou Serge Baudo Elle se produira sur la terre d’accueil qu’ont été pour elle les USA, en Amérique latine et dans maints pays européens, plus spécialement en France, où elle est à l’affiche de maints festivals. Dans la première décennie de notre siècle, elle dirige, pour une petite quinzaine d’années, les Moments musicaux de Chalosse, dans le département des Landes, où elle crée un festival en 2016. Cette carrière bien remplie, toujours en cours, méritait un hommage spécifique. C’est l’objet du présent coffret, représentatif d’un art éclectique ; le choix du contenu a été effectué par Sylvie Carbonel elle-même au sein de sa trop courte discographie officielle, ainsi que dans les archives de l’INA, avec des extraits d’émissions ou de concerts diffusés sur plusieurs chaînes françaises. La date de chaque prestation est précisée à la fin du livret de présentation.
Dix disques donc, pour éclairer un parcours des plus variés, qui va de Bach à Schoenberg et Messiaen. Les deux premiers sont la réédition de gravures officielles. En 1990, Sylvie Carbonel enregistrait en première mondiale, pour le label Adda, la musique pour piano de Moussorgsky. Une intégrale bien accueillie par la critique américaine, le New York Times disant de la pianiste qu’elle est une artiste diaboliquement intelligente, et par des revues françaises, Etienne Moreau insistant, dans Diapason d’octobre 1991 (et non novembre comme spécifié), sur l’interprétation des Dix-Sept Pièces sur les Souvenirs d’enfance qu’elle détaille avec finesse ou sur les insolents moyens pianistiques qu’elle utilise dans La Capricieuse ou La Couturière. Sylvie Carbonel démontre ici, comme nous le constaterons ailleurs, qu’elle est à l’aise dans le narratif de petites pièces, créant à chaque fois un univers subtilement original. Par contre, les Tableaux d’une exposition qui accompagnent logiquement ces courtes pages, convainquent moins le même critique, qui évoque une scrupulosité qui va de pair avec un style terre à terre et manquant de souplesse. On lui donne raison pour cette version sans fougue, qui ne peut rivaliser avec d’autres grands interprètes des Tableaux. D’autant plus que le son du piano est mat et manque d’éclat.
Le deuxième album officiel est par contre splendide. Cette gravure, parue chez Quantum en 1997, réunit les Dix Pièces pittoresques de Chabrier, dont Sylvie Carbonel traduit le Tourbillon, la Danse villageoise ou le Scherzo-Valse avec une générosité mélodique, un sens efficace des couleurs et une finesse de chaque instant, au rare Cahier de musique de Jacques Desbrière, aujourd’hui quasi centenaire (il est né en 1925), dont elle distille les onze morceaux aux parfums impressionnistes avec élégance. Ici, de bout en bout, la technique de l’interprète sert à merveille son jeu clair et lumineux.
Les huit autres disques du coffret proviennent, comme précisé plus avant, des archives de l’INA et s’étalent sur près de quarante années. Pour les parcourir, on peut suivre le guide qu’est l’auteur de la notice, le musicologue Bruno Moysan, un spécialiste de Liszt et de Chopin. Il dégage les lignes de force des enregistrements proposés : la musique allemande pour commencer, avec une petite incursion chez Bach, les romantiques essentiels que sont Schumann et Brahms, et un détour par la modernité de Schoenberg et de ses Trois Pièces op. 11. Vient ensuite un « bloc classique » formé par Mozart et Beethoven, auquel on joindra Weber. Chopin et Liszt forment une troisième approche. Un panorama français complète le projet avant un programme final Grieg/Prokofiev. Ces lignes de force sont définies avec logique et montrent la diversité, non limitative, du répertoire de Sylvie Carbonel.
Attardons-nous d’abord à Sylvie Carbonel en solo. Liszt occupe le troisième disque du coffret avec la Sonate en si mineur (Radio France, 1976), d’une belle hauteur de vues, puis avec Bénédiction de Dieu dans la solitude et Funérailles (Radio France, 1980), deux pages des Harmonies poétiques et religieuses, qui se révèlent inspirées sous ses doigts. S’y ajoute le seul témoignage avec orchestre du coffret : la Totentanz, jouée avec le NOP de Radio France lors d’un concert du 16 février 1979, placé sous la direction de l’Américain Mark Starr (°1941), chef peu connu chez nous, orchestrateur et directeur d’éditions, établi à Los Altos en Californie, époux de la flûtiste française Isabelle Chapuis. Cette version clinquante, captée de façon assez confuse, n’est pas à marquer d’une pierre blanche. Par contre, la Ballade n° 4 de Chopin (Radio France 1976), bien rendue dans sa poésie épique et dramatique, et des extraits live (1963) de sa Sonate n° 2 font regretter que les pages pour piano seul du Polonais soient si peu représentées.
Sylvie Carbonel se révèle très à l’aise, nous l’avons dit, dans des pages isolées, qu’il s’agisse de vastes proportions comme la Sonate « Waldstein » de Beethoven (RTF, 1964) ou l’Humoresque de Schumann (Radio France, 1982), où la virtuosité, la grandeur et l’âme romantique ne sont pas en reste, comme dans des morceaux de plus courte durée. Un ensemble réuni sur le CD n° 9 en témoigne : les audaces d’Alkan y voisinent avec Bizet (extraits élégiaques des Chants du Rhin), Debussy (une colorée Isle joyeuse), Messiaen (la 11e pièce des Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, que Sylvie Carbonel joua à quinze ans devant le maître), et des extraits des peu connues Eaux-Fortes (1963) de Georges Hugon (1904-1980), entre debussysme et École de Vienne, et des Études pour agresseurs d’Alain Louvier (°1945) avec leurs sonorités originales qui datent de 1964. Ailleurs, on trouve encore un dynamique El Pelele de Granados, et les Trois Klavierstücke de Schoenberg, où, sur la route vers l’atonalité, pointe un souvenir de romantisme.
L’activité chambriste de Sylvie Carbonel, autre volet de son parcours, est bien documentée. On notera une chaleureuse Sonate pour flûte et piano op. 39 de Weber avec Alain Marion, et le Trio n° 5 pour violon, violoncelle et piano de Mozart, avec Nina Bodnar et Hervé Derrien, qui sont aussi présents dans le Trio op. 8 de Brahms. Tout cela est bien construit et digne d’intérêt. De Brahms encore, on apprécie le Trio op 114 : la clarinette de Michel Portal et le violoncelle de Roland Pidoux apportent leur part de luxuriant mystère au piano, très attentif. Avec le violoncelle d’Hervé Derrien à nouveau sollicité, Sylvie Carbonel souligne le lyrisme élégant de la Sonate op. 36 de Grieg, ainsi que l’envol et les ardeurs de la Sonate op. 119 de Prokofiev.
Tous ces témoignages, comme soliste ou en musique de chambre avec des partenaires qui rappellent l’excellence française, sont issus de diffusions des décennies 1960 à 1980. Globalement, les prises de son radiophoniques sont variables sur le plan qualitatif, mais ces archives présentent un intérêt global qui justifie leur insertion dans l’hommage. On retire de l’audition de cette aventure discographique la conviction d’avoir fait plus ample connaissance avec une pianiste au métier solide, à la curiosité en éveil et au répertoire éclectique, dont les qualités principales (engagement, virtuosité, absence de narcissisme, recherche de sonorités adaptées à chaque climat) sont mises en valeur par le choix que Sylvie Carbonel a elle-même assuré. Un coffret non seulement utile, mais nécessaire, pour saluer l’artiste et sa longue carrière.
Note globale : 8
Jean Lacroix