Un opéra contemporain de deux cents ans

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A l’Opéra-Comique de Paris, les spectateurs découvrent avec émotion, ravissement et enthousiasme un opéra contemporain… qui a deux cents ans : « L’Autre Voyage » d’après Franz Schubert.

Voilà qui nécessite bien quelques mots d’explication.

Comme le précise Agnès Terrier dans sa note de mise en perspective du spectacle, « on a pu considérer que l’inachèvement caractérisait la démarche et l’œuvre d’un artiste [Schubert] dont la vie brutalement rompue à 31 ans obéit à la même logique ». Cela se vérifie dans son corpus de chambre, dans ses œuvres pour piano (douze sonates achevées sur vingt-trois entamées) ou pour l’orchestre (sept symphonies complètes sur une quinzaine mises en chantier). Pour l’opéra aussi : une vingtaine de projets dont trois seulement ont vu le jour de son vivant : deux musiques de scène et un petit singspiel en un acte, difficiles à monter, plus que rarement montés.

Dans ces ébauches, Raphaël Pichon a découvert des « pages de premier ordre ». Qu’il a donc « mises en ordre, puis entremêlées à d’autres composition de Schubert de façon à former une véritable partition, à laquelle les arrangements et orchestrations de Robert Percival ont apporté une unité ».

Ce qu’il en résulte est une « œuvre nouvelle » d’une beauté séduisante, admirablement servie et enrichie dans son interprétation par l’ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon, alternant moments d’intense émotion, délicatesses instrumentales, flux orchestraux. Quant aux interventions des solistes et du choeur, elles semblent aller de soi dans ce qui est un puzzle aux pièces magnifiquement découpées et assemblées. Quelle merveilleuse rencontre que celle qui nous est offerte avec ces pépites retrouvées.

Pour donner vie à tout cela, Silvia Costa l’a inscrit dans un « argument » qui lui confère cohérence et pertinence, qui le « dramatise », qui nous attache à son héros. Une œuvre sans actions ni rebondissements, mais qui, issue de la situation humaine sans doute la plus douloureuse, la mort d’un enfant, nous fait parcourir le cheminement qui mène au deuil réconcilié.

Quelque part sur un talus, on découvre un cadavre. Le médecin qui doit pratiquer l’autopsie se reconnaît lui-même dans le corps qui l’attend. Il assiste ensuite à un enterrement. Le sien ? Un enfant y est présent. Un enfant que l’on retrouve dans un salon familial le jour de son anniversaire. Il joue du piano et il chante. Il disparaît. L’homme comprend alors que tout cela renvoie à la mort de son enfant, à cette perte d’une part de lui-même -son double-, à son refus d’admettre l’inexorable. Commence alors « un processus de réconciliation ».

Si la partition est si envoûtante, si le propos est si humain, s’ils nous bouleversent, c’est grâce aux images de la mise en scène de Silvia Costa (avec les lumières de Marco Giusti). Quelle inventivité bienvenue, toute en nuances, en évocations significatives, dans chacune des séquences. En une incroyable fluidité scénique, nous faisant passer, glisser, d’une salle d’autopsie à un enterrement, d’une soirée familiale musicale à une fête de famille « augmentée » des projections vidéo de Laura Dondoli puisées dans un fonds italien qui rassemble des « films de famille ».

Ceux qui accomplissent le projet, ce sont évidemment le Chœur Pygmalion -quelle précision individuelle et collective-, les enfants de la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique, et les solistes : « l’Enfant » de Chadi Lazreq (il a onze ans !), « l’Amour » de la soprano Siobhan Stagg, « l’Amitié » du ténor Laurence Kilsby. Et par-dessus tout, autre pilier de ce projet, « l’Homme » de Stéphane Degout, si investi, si présent, et dont la voix de baryton est une vérité d’évidence.

Le public, captivé par ce qu’il vit, ému et heureux de ce qu’il a vécu, manifeste son enthousiasme devant cet opéra contemporain de deux cents ans.

Paris, Opéra-Comique, le 3 février 2024

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : S. Brion

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