Guercœur d’Albéric Magnard magistralement ressuscité à Strasbourg
L’opéra National du Rhin présente Guercœur, « tragédie lyrique » d’Albéric Magnard (1865-1914) sur le livret du compositeur. Cette partition, brûlée pendant la Grande Guerre, reconstituée par Guy Ropartz, bénéficie dans cette production d’une distribution de luxe. Parmi les chanteurs, Stéphane Degout dans le rôle-titre fait montre de sa force vocale éblouissante. Dans la fosse, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigé par Ingo Metzmacher est somptueux. Il s’agit d’une véritable réussite comme on en voit rarement.
Parmi la production opératique (au nombre de trois) d’Albéric Magnard, Guercœur se situe au milieu et sa composition date de 1897 à 1900. La scène musicale parisienne est encore fortement marquée par Wagner que les Français ont découvert tardivement. Les symphonies, genre germanique par excellence, sont en train d’entrer dans l’esprit musical du pays grâce, notamment, à Saint-Saëns et César Franck qui les composent avec de nouvelles conceptions. Cette période absorbe des éléments venus des deux côtés du Rhin et le mélange donne des musiques surprenantes. Guercœur se situe également dans ce courant. Magnard le sous-titre « tragédie lyrique », montrant clairement l’héritage de Lully, avec des personnages du monde divin (Vérité, Bonté, Beauté…) ainsi que l’aller-retour de Guercœur entre le là-haut et l’ici-bas. En revanche, sa musique est écrite sous une grande influence wagnérienne pour son caractère fleuve et pour certains enchaînements harmoniques. Et, comme Wagner, le compositeur a écrit lui-même le livret racontant une saga d’un héros, mêlant politique, amour, trahison et rédemption.
Voici la trame de l’histoire : Guercœur est un homme politique qui croit au peuple. Il a sorti son pays du régime dictatorial pour la démocratie, mais il trouve inopinément la mort dans un accident. Les deux années au ciel ne lui apportent pas la paix de l’âme et il veut retourner sur terre. Les déesses délibèrent et il y sera renvoyé sur l’avis décisif de Souffrance qui a estimé qu’il n’a pas connu la véritable souffrance. Guercœur retrouve sa femme Giselle qui lui a promis fidélité même après sa mort. Mais elle s’apprête à épouser Heurtal, disciple et partisan de son défunt mari. Or, celui-ci est en train de réinstaller la dictature à un peuple fatigué de la liberté et de l’indépendance. En voyant Guercœur, les gens le traitent d’imposteur et le bousculent à mort. De nouveau au ciel, Guercœur sait désormais que l’humanité ne pourra vivre en harmonie que quand les humains accepteront de se réunir au-delà de toutes leurs différences, et que ce monde verra le jour.
La partition demande aux chanteurs une performance vocale extrême. Le rôle-titre est particulièrement exigeant, car il est présent sur scène tout au long de l’opéra (sauf la grande partie du 2e tableau dans II) et doit souvent surpasser l’orchestre. Dans ce rôle, Stéphane Degout est magistral, surhumain même, par sa puissance vocale et par son endurance. Sa voix sonore, au timbre ambré, incarne l’humanité du héros qui souffre intensément, mais elle personnifie également son esprit éthéré et son espoir. Très bon acteur, Degout a les regards qui semblent porter loin quand il est avec les déesses mais il exprime la détresse de manière palpable au II dans son entretien avec Giselle. L’Alsacienne Antoinette de Dennefeld, connue dans le répertoire français plus joyeux, se révèle tout aussi excellente en chantant et jouant Giselle, une femme finalement opportuniste et avide de pouvoir. Sa couleur riche entre en résonance avec celle de Degout mais aussi avec le timbre vigoureux et clair de Julien Henric, alias Heurtal. Il domine idéalement le peuple avec la projection impressionnante venant de sa grande stature. Chez les divinités, il faut citer tout d’abord Catherine Hunold en Vérité. Son autorité vocale souveraine est en parfaite harmonie avec le rôle dans lequel elle impose sa dignité. Sa posture fière, la tête haute, participe à la construction de son personnage. La Gabonaise Adrianna Bignagni Lesca, formée à Bordeaux et lauréate d’Africa Lyric’s Opéra (Paris, 2022), frappe très fort avec la profondeur et l’intensité de sa très belle voix de contralto dans le rôle de Souffrance. Dommage d’avoir si peu d’occasions d’entendre Eugénie Joneau (Bonté) et Gabrielle Philiponet (Beauté) possédant chacune une personnalité vocale fascinante. La diction des chanteurs et des choristes est rarement aussi claire et c’est l’une des meilleures qualités de cette production.
Le Chœur de l’Opéra National du Rhin est à la hauteur de ces solistes. L’œuvre commence avec un grand chœur qui chante dans les couloirs du foyer entourant la salle et cela augure la qualité superlative de la production. Et tout à la fin de l’opéra, le chœur, très homogène, reprend les couloirs, pour boucler la boucle. L’orchestre est somptueux avec les couleurs kaléidoscopiques, les cordes tantôt soyeuses tantôt stridentes, les vents aussi brillants que sobres. Le chef Ingo Metzmacher réalise les chevauchements harmoniques et mélodiques avec grande précision, pour valoriser chaque pupitre et pour mettre chaque voix à la lumière.
Le metteur en scène de Christof Loy, de concert avec Johannes Leiacker (Décors) et Olaf Winter (lumière) , crée une esthétique épurée. Sur un plateau tournant, deux larges murs épais l’un contre l’autre séparent le ciel et la terre, et dans un espace exigu entre les deux, un tableau de Claude Lorrain comme un refuge de l’âme. Les costumes (Ursula Renzenbrink) distinguent eux aussi les deux mondes, les déesses en robes noires, les humains en vêtement de la période des grandes guerres mondiales. Placer les gens du peuple et des fanfares en dehors de la scène ou derrière les murs donne un effet et un mouvement bienvenus dans un espace assez statique. Malgré ce statisme, l’ennui ne s’installe jamais grâce à la direction des chanteurs, assez sommaire certes, mais efficace.
Dans cette œuvre puissante, un bémol cependant. Dans le dernier acte, on croit arriver à la fin avec une cadence parfaite lumineuse (Vérité : « Gloire à ceux qui devancèrent l’heure ! »), et la musique repart dans quelque chose de plus sombre (Souffrance : « Oublie à jamais l’angoisse passagère ! », donnant l’impression d’un ajout superflu. Malgré cette faiblesse (minime par rapport à la grandeur de la partition), l’œuvre mérite d’être reprise plus fréquemment et de connaître la réputation dont elle a été privée si longtemps.
Strasbourg, Opéra National du Rhin, le 4 mai 2024
Victoria Okada
Crédits photographiques : Klara Beck