Un orgue new-yorkais pour un hommage à l’Angleterre, par Benjamin Sheen

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In London Town. British Organ Music. William Walton (1902-1983) : March for ‘A History of the English-Speaking Peoples’, arrangement de Tom Winpenny. John Ireland (1879-1962) : A Downland Suite : II. Elégie, arrangement d’Alec Rowley. Edward Elgar (1857-1934) : Cockaigne Overture, op. 40 ‘In London Town’, arrangement de Graham Sheen ; Imperial March, op. 32, arrangement de George Martin. Judith Bingham (°1952) : St. Bride, assisted by angels. Percy Whitlock (1903-1946) : Fantaisie chorale n° 1 en ré bémol majeur ; Sonate pour orgue en do mineur : Scherzetto. Simon Preston (1938-2022) : Alleluyas. Thomas Tallis (1505-1585) : Hymne : Veni Redemptor Gentium I. Herbert Howells (1892-1983) : Six Pièces pour orgue. III : Master Tallis’ Testament. Andrew Carter (°1939) : Lacrimae. Benjamin Sheen, orgue. 2020. Notice en anglais. 77.44. Crd 3541.

Voici le premier album en soliste d’un jeune organiste britannique, Benjamin Sheen, qui a été choriste à Londres dès son enfance à l’église Saint-Paul, dans l’ensemble dirigé par l’Anglais John Scott (1956-2015) de 1990 à 2004. Ce célèbre organiste a été engagé, pour la même fonction, à la Saint Thomas Church Fifth Avenue de New York, jusqu’à son décès. Benjamin Sheen, après son diplôme de l’Université d’Oxford puis de la Juilliard School, a rejoint John Scott à New York, où il a été associé pendant huit ans au sein de la même église. De retour en Angleterre après le décès de son mentor, il a été organiste en second de la Christ Church d’Oxford et professeur d’orgue à l’Université de la cité étudiante. Il a été récemment nommé directeur de la musique au Jesus College de Cambridge où il prendra ses fonctions dès le début de 2023.

C’est en toute logique que Benjamin Sheen a choisi de graver son premier récital dans l’édifice new-yorkais, marqué pour lui par tant de souvenirs. Située à l’angle de la 53e Rue et de la 5e Avenue, l’église épiscopalienne Saint Thomas a connu des péripéties depuis son érection dans les années 1820. Le bâtiment actuel existe depuis 1913, équipé alors d’un orgue Skinner au buffet néogothique. Il a subi des révisions au cours du siècle dernier, des dommages ayant notamment été provoqués par l’effondrement d’un immeuble voisin. Une nouvelle tentative Skinner n’a pas donné satisfaction en 1945, avant que l’on ne confie une révision au facteur Möller du Maryland. De nouveaux perfectionnements ont été effectués pendant la décennie 2010 par la maison Dobson de Lake City, située dans l’Iowa. Le buffet de 1913 a été réutilisé, et la console historique de Skinner a été restaurée avec des équipements récents. Le nouvel orgue Dobson a été inauguré en 2018 et dédié à la mémoire de John Scott. La notice détaille les aspects spécifiques de cet instrument somptueux sur lequel Benjamin Sheen a gravé un programme de musique anglaise, en hommage à son professeur.

Ce panorama s’ouvre par une marche de William Walton, ‘A History of the English-Speaking Peoples’, qui date de 1959 et a été commandée en vue d’une série télévisée consacrée à Winston Churchill qui ne s’est pas concrétisée. L’organiste américain Tom Winpenny, un spécialiste de Messiaen (Naxos), a arrangé cette page démonstrative pour souligner les capacités de l’orgue de Saint Thomas. Un autre arrangement, cette fois d’Alec Rowley, propose un autre registre avec un paisible extrait de la Downland Suite de John Ireland, qui date de 1932 et était destinée primitivement à un brass band. Mais il faut un peu bousculer l’ordre du récital pour aller à la plage n° 9, où l’on entend l’hommage d’Andrew Carter à John Scott, décédé subitement en août 2015 suite à des problèmes cardiaques. Ce poignant Lacrimae, donné ici en première discographique mondiale, a été joué lors des funérailles de Scott. A la fois marche funèbre et cri de désespoir, comme le dit lui-même Carter, on y entend une évocation du psaume 129 : « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur ». Le reste du programme alterne des pages méditatives ou brillantes. Judith Bingham s’intéresse de manière poétique aux mythes celtiques et à la christianisation de l’Irlande aux Ve et VIe siècles, à l’époque de Sainte Brigitte de Kildare, dans son St. Bride, assisted by angels. Deux œuvres de Percy Whitlock, un élève de Stanford et de Vaughan Williams, sont à l’affiche. Une Fantaisie chorale de 1931 fait écho à l’écriture de César Franck, des thèmes sereins et contrastés construisant le développement de la tension harmonique. On entend, du même, le Scherzetto de sa vaste Sonate pour orgue de 1936 (elle dure quarante minutes), où l’on retrouve l’influences de Delius, l’admiration que Percy Whitlock avait pour Rachmaninov et un hommage à Elgar, disparu peu auparavant. Cet extrait de cinq minutes se révèle primesautier, avec des passages syncopés et des harmonisations subtiles. 

Un double coup de chapeau à Thomas Tallis est présent : un très bref hymne d’une belle simplicité mélodique du maître de la Renaissance est suivi d’une pièce d’Herbert Howells, Master Tallis’ Testament, qui combine la tradition de l’orgue romantique anglais et le souvenir du passé à travers des couleurs variées. On citera encore une page de Simon Preston, décédé au cours du mois de mai de cette année 2022, alors que Benjamin Sheen rédigeait la notice de l’album. Preston, qui était aussi claveciniste et chef de chœur, a été titulaire de l’orgue de l’Abbaye de Westminster et a laissé des gravures mémorables, notamment de concertos de Handel ou de sonates de Bach. Ses Alleluyas sont écrits de manière ascensionnelle, un peu à la manière de Messiaen.

Edward Elgar ne pouvait être absent de ce récital. Sa Cockaigne Overture ‘In London Town’ (d’où l’intitulé du présent programme), créée en 1901, vient se placer en troisième plage de l’affiche, après Walton et Ireland. On connaît le contenu de cette page brillante, aux accents puissants, qui s’attache au Londres historique et à ses habitants, aux cloches des églises, aux couples amoureux ou aux défilés militaires. Graham Sheen, le frère de l’interprète, en a écrit un arrangement, proposé en première gravure mondiale, qui respecte l’attrait satirique, les nuances et les détails d’une orchestration transposée aux registrations de l’orgue avec beaucoup de subtilité. C’est l’une des pièces maîtresses du disque, qui se conclut avec brio par l’Imperial March de 1897 composée par Elgar à l’occasion du Jubilé de Diamant de la Reine Victoria. En toute logique, on y trouve le faste lié à l’événement, avec la réminiscence d’un thème de la Sonate pour orgue écrite par le compositeur deux ans auparavant. Il s’agit ici d’un arrangement, fréquemment joué en Angleterre et signé par George Martin (1844-1916).

Ce panorama d’orgue anglais, qui jette un pont avec le Nouveau Monde, a été enregistré en février 2020 par Benjamin Sheen, qui magnifie l’instrument de la 5e Avenue new-yorkaise et revit ainsi avec émotion, sensibilité et panache des souvenirs auxquels il est attaché.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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