Un passionnant coffret de DVD pour six compositeurs du XXe siècle 

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Le label Accentus a pris la bonne initiative de regrouper en un seul coffret une série de DVD sous le titre général de « Composers of the 20th Century » (ACC 70503). Ils sont consacrés à Erik Satie, Charles Ives, John Cage, Isang Yun, Krzysztof Penderecki et Arvo Pärt. Ces documentaires et/ou concerts ont fait l’objet de publications séparées entre 2012 et 2019. L’idée de les réunir en un seul ensemble, proposé à petit prix, est non seulement une manière pédagogique, intelligente et plaisante de découvrir les univers de six compositeurs importants, elle est aussi le fruit de réalisations soignées, avec des livrets intéressants, rédigés en allemand, en anglais et en français, et des sous-titres en plusieurs langues, dont le français. Le tout est aussi disponible en Blu Ray.

Erik Satie (1866-1925) : Satiesfictions. Promenades with Erik Satie, un film d’Ann-Kathrin Peitz et Youlian Tabakov. 2015. 56.22 (+ un bonus de 15.17). Un DVD Accentus ACC 20312.

A la fois original, psychédélique et humoristique, ce DVD propose un film absolument délicieux. Avant la vision, on se régale déjà avec La Journée du musicien, tirée du recueil d’Erik Satie Mémoires d’un amnésique (1913), reproduite en guise de notice et accompagnée de dessins légers de Josefine Schön. Dans la foulée, tout devient ludique dans l’animation du contenu varié d’un programme dont on sort ravi et décontracté. Au-delà de l’évocation de la vie, qui fut loin d’être confortable, de ce musicien décrit comme poli, raffiné, doux et modeste mais atypique, on découvre une série de témoignages évoquant le personnage, d’Hélène à Léopold Survage à Jean Cocteau, en passant par Georges Auric, Virgil Thomson, Henri Sauguet, Jean Wiener ou Man Ray, ainsi que des commentaires de la spécialiste Ornella Volta ou de Jean-Pierre Armengaud, pianiste et biographe. Les années à Honfleur, la période pauvre et alcoolisée de pianiste à Montmartre, le séjour à Arcueil, la brève liaison conflictuelle avec Suzanne Valadon, les liens avec Joséphin Péladan et l’Ordre de la Rose-Croix, la relation avec Debussy et Ravel, la période « velvet gentleman » suite à un héritage vite dilapidé, le succès de Parade, les habitudes et les manies d’un solitaire ou la découverte de la montagne de courrier non ouvert, retrouvé en son domicile après son décès, voilà quelques épisodes esquissés ici avec finesse et légèreté. L’esprit est toujours à la décontraction, ce qui renforce la sympathie préalable et irrésistible que l’on éprouve déjà pour ce personnage et sa musique linéaire sans sauce et sans voile, selon la jolie expression de Jean Cocteau. Le déroulement de ce documentaire est entrecoupé d’extraits d’œuvres diverses, mettant par exemple en scène deux pianos superposés, un clavier enseveli sous la neige avec une petite fille sous un parapluie, une piscine ou encore une gare. Tout cela se déroule un peu à la manière de clins d’œil : publicités, dessins, images de marketing, caricatures défilent, faisant passer cette heure comme un délassement, ce qui n’aurait sans doute pas déplu à Erik Satie. Un bonus d’une quinzaine de minutes propose quelques moments de musique bienvenus.

Charles Ives (1874-1954) : Universe, Incomplete, projet théâtral et musical mis en scène par Christoph Marthaler ; The unanswered Ives, film d’Anne-Kathrin Peitz. 2019. Projet : 129.55 ; Documentaire : 53.18. Un double DVD Accentus ACC 20434.

La présente production, qui contient deux DVD, est une belle entrée dans l’univers d’un créateur né dans le Connecticut, souvent considéré comme déconcertant, en avance sur son temps, qui a fait une carrière prospère dans les assurances tout en se consacrant à la musique, dans laquelle il a inséré des bruits de la vie courante et des dissonances. Il est préférable d’entamer la vision par le documentaire d’Anne-Kathrin Peitz, qui retrace le parcours de Charles Ives et plonge le spectateur dans son quotidien. On découvre maints commentaires de descendants familiaux, de l’un de ses biographes, Jan Swafford, et des témoignages du milieu musical, dont celui de John Adams. Le titre de ce passionnant et remarquable film fait écho à une courte partition, The Unanswered Question, dont le contenu est à portée contemplative et métaphysique et la beauté immatérielle. C’est une manière judicieuse d’aller à la rencontre d’une personnalité à l’esprit polyvalent et d’un système complexe, où sont présents le goût pour la superposition des idées et les alternatives mélodiques ou instrumentales, Des documents d’époque sont à l’appui. On peut même entendre Charles Ives chanter d’une voix un peu rauque, où pointe une subtile ironie.

En 1997, le metteur en scène suisse Christoph Marthaler monte à Bâle une soirée dont l’intitulé est cette « question sans réponse ». Un peu plus de dix ans plus tard, en 2008, il présente dans le cadre de la Ruhrtriennale un spectacle qui sera repris à Bochum en août 2018. Dans le contexte de l’attirance pour les projets qui sortent de l’ordinaire et les tentatives insolites qui caractérisent Marthaler, on assiste dans un second DVD à une étonnante expérience basée sur la Symphonie de l’univers, oeuvre inachevée de Charles Ives. La notice précise la manière dont l’utopie du compositeur s’étale à travers une partition qui se voulait paysagiste : En effet, il recommande son interprétation par 4 250 musiciennes et musiciens (répartis en groupes) situés en haute montage et dans des vallées, à des endroits distants de plusieurs kilomètres les uns des autres, afin de poursuivre le but de jouer pour un public déambulant en toute liberté dans la nature. Pour donner corps à cette chimère, Marthaler a adopté une dimension bien plus limitée : il a fait appel à des gradins, des tribunes et une passerelle et a effectué une sélection de compositions de Charles Ives. Une expérience décapante qui ne peut laisser le spectateur indifférent, même si le langage futuriste est complexe entre les percussions et les pianos désaccordés, l’arrangement de chansons, les extraits d’un quatuor à cordes et un mouvement de la Symphonie n° 4

John Cage (1912-1992) : Journeys in Sound, un film de Allan Miller et Paul Smaczny. 2012. 60.35 (+ un bonus de 49.25). Un DVD Accentus ACC 20246.

« Imiter la nature dans son fonctionnement », « Il ne s’agit pas de composer mais d’écouter les antennes du monde », « Tout est son, même couper des champignons »… Ces formules ne sont que des illustrations de ce très intéressant documentaire, au cours duquel John Cage est très présent par le biais d’images et de documents divers. Le piano préparé, la musique aléatoire, la fascination des chiffres, les sons de l’environnement, les chants chinois et la philosophie orientale, les bruits naturels  (des arbres, des feuilles, des fruits, de la pluie, des rochers…), mais encore le jeu d’échecs, l’importance esthétique en lien avec le pur hasard, la méditation, l’imprégnation, le mysticisme immobile, la liberté d’improvisation, la vie communautaire dans les bois, l’attrait pour la mycologie et une série d’autres thèmes sont abordés pour tenter de cerner la personnalité et la musique de ce créateur dont l’importance esthétique dans la seconde moitié du XXe siècle est indiscutable. Des démonstrations, avec des interprètes convaincus (le violoniste Brian Brandt, la chanteuse Julia Henning…), jalonnent un parcours qui a le mérite de s’abstraire de tout jugement de valeur par rapport à un art centré sur la recherche des sensations. Un film essentiel, qui ne représente pas l’exhaustivité d’une démarche, mais propose des pistes pour entrer dans un univers musical insolite ; la présence, courte mais significative de Wolfgang Rihm, Yoko Ono et John Lennon, mais aussi des peintres William Anastasi  et Dove Bradshaw, apporte des éléments éclairants. Un copieux bonus de cinquante minutes propose plusieurs œuvres, dont 4’ 33’’  joué par David Tudor, la Second Construction par le Schlagquartet Köln, une Sonate pour piano préparé ou la Water Music pour un pianiste avec des objets, interprétées par Steffen Schleiermacher, déjà sollicité dans le DVD Satie. Une belle démonstration pratique.

Isang Yun (1917-1995) : Inbetween North and South Korea, un film de Maria Stodtmeier, 2015. 60.00. Un DVD Accentus ACC 20208.

La carrière musicale de ce compositeur allemand d’origine coréenne peut être mise en parallèle avec son destin tragique. Né en Corée du Sud, alors sous domination japonaise, il effectue ses études aux Conservatoires d’Osaka, puis de Tokyo. Il fait partie de la résistance à l’occupant pendant la seconde guerre mondiale ; il est emprisonné jusqu’à la fin des hostilités. Il exerce ensuite diverses activités, dont celle de lecteur à l’Université de Séoul. Il vient en Europe en 1956 ; à Berlin, il fréquente la Musikhochschule où il Boris Blacher pour professeur. Dans l’esprit d’Isang Yun, la séparation des deux Corées est une erreur historique, et son rêve est voir les deux parties de son pays réunifiées. Il n’hésite pas à effectuer un voyage en Corée du Nord, où il compte des amis, y compris dans la classe dirigeante. Considéré comme espion par les services secrets sud-coréens, il est enlevé à Berlin, mis en prison à Séoul et torturé avant d’être condamné à perpétuité en 1967 sous l’accusation de haute trahison. Un mouvement international auquel participent compositeurs (Dallapiccola, Henze, Kagel, Stockhausen…) et chefs d’orchestre (Karajan, Klemperer…) entraîne sa libération deux ans plus tard. Mais il est interdit à vie de séjour en Corée du Sud. En 1971, il obtient la nationalité allemande et enseigne à Berlin. Il fonde un institut qui porte son nom à Pyongang, en Corée du Nord, et un concours Ysang Yun y est organisé chaque année. Il ne verra pas la réunification qu’il appelait de toutes ses forces. C’est cette vie aux multiples rebondissements que raconte ce film passionnant, à l’aide de documents d’époque (des images poignantes du procès de 1967), d’interviews de l’épouse et de la fille d’Isang Yun et de témoignages d’interprètes sur son œuvre, difficile d’accès et très personnelle, que les Asiatiques voient comme teintée d’influences européennes, et les Européens gorgée d’un orientalisme marqué. Le film s’intéresse aussi au débat, toujours brûlant dans les deux Corées, de savoir si le compositeur était vraiment un espion nord-coréen ; les avis à la source sont très partagés et occultent en quelque sorte la capacité d’apprécier sans a priori le créateur au-delà de cette polémique. A cet égard, ce documentaire « au cœur du sujet » est un moment de l’histoire de la musique aussi bien que de l’histoire tout court. Indispensable pour découvrir ou approfondir un compositeur dont la musique ésotérique est d’une grande intensité imaginative.

A Tribute to Krzysztof Penderecki (1933-2020) : Concert du 80e anniversaire du 23 novembre 2013 à Varsovie. 2014. 106.00 (+ un bonus de 15.32). Un DVD Accentus ACC 20276.

A l’occasion de ses 80 ans, un concert a été offert à Penderecki à l’Opéra National de Varsovie. Ce moment d’hommage à l’un des compositeurs les plus importants du XXe siècle et des vingt dernières années était bien représentatif de la diversité stylistique de sa création. Au programme, le Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1960), dont l’audition représente toujours un choc pour l’auditeur, joué par la Sinfonia Varsovia dirigée par Krzysztof Urbanski, suivi du Duo concertant pour violon et contrebasse (2010) par Anne-Sophie Mutter et Roman Pátkoló. Charles Dutoit était ensuite à la tête de la Sinfonia Varsovia pour le Concerto grosso pour trois violoncelles et orchestre (2000/01), les trois solistes étant Daniel Müller-Schott, Arto Noras et Ivan Monighetti, avant que, toujours avec la Sinfonia Varsovia, Valery Gergiev ne dirige le Credo (1997/98), avec des chœurs mixtes polonais et cinq solistes du chant. Ces interprétations sont superlatives, en particulier la dernière. La notice raconte en long et en large le déroulement de cette journée qui a connu un succès de foule considérable, au cours de laquelle, au-delà du concert, Penderecki a été couvert d’honneurs, discours à l’appui et buste du compositeur inauguré au théâtre même. Un bonus d’un peu plus de quinze minute propose des commentaires du compositeur, modeste et chaleureux, sur les œuvres et les interprètes du concert. 

Arvo Pärt (°1935)/Robert Wilson (°1941) : The Lost Paradise, un film de Günter Atteln. 2015. 55.33. Un DVD Accentus ACC 20321.  

Ce documentaire retrace un an de collaboration avec le metteur en scène américain Robert Wilson. Il s’agit de la mise place d’un concert-spectacle qui a pour titre global Adam’s Passion et regroupe plusieurs partitions : Tabula rasa (1977), Miserere (1989/92), Sequentia (2004) et Adam’s Lament de 2010. C’est une évocation de la tragédie du genre humain dans le style poétique dépouillé de ce compositeur qui vit aux frontières du silence. On assiste à des répétitions d’Adam’s Passion, combinées avec une plongée dans l’univers de Pärt, créateur emblématique s’il en est, un monde dans lequel une foi profonde s’accompagne d’une philosophie de vie exemplaire. On suit le compositeur au cours de voyages, à Tokyo ou au Vatican ; une équipe a pu aussi le filmer pendant un an en Allemagne et en Estonie. L’’éditeur aurait pu joindre à ce document remarquable le résultat du travail commun, à savoir le spectacle lui-même, dans la mise en scène de Robert Wilson, qui fouille l’âme et le cœur de cette musique sublime. Cette expérience est à acquérir séparément (Accentus 20333). 

Note globale du coffret de sept DVD : 10

Jean Lacroix

 

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