Une Fantastique en demi-teintes et demi-mesures, par Colin Davis à Munich
Hector Berlioz (1803-1869) : Symphonie fantastique, opus 14. Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, direction : Colin Davis. 1987. Livret en allemand et anglais. 58’58''. BR Klassik 900220
Colin Davis appartient à ces chefs qu’on associe spontanément à un compositeur, en l’occurrence Hector Berlioz dont il grava les œuvres orchestrales et lyriques dès le début de sa carrière, dans les années 1960 avec le London Symphony Orchestra. Quatre décennies plus tard, avec la même phalange captée en public au Barbican Center pour le label LSO, il remettait en chantier Roméo et Juliette, Harold en Italie, Les Troyens, La Damnation de Faust, Béatrice et Benedict, Benvenuto Cellini, L’Enfance du Christ, le Te Deum, le Requiem… Et la Symphonie Fantastique dont le chef anglais, après Charles Munch et Pierre Monteux, reste celui qui nous en laissa le plus grand nombre d’enregistrements. Le live du 15-16 janvier 1987 qui nous est ici proposé remonte à la décennie (1983-1993) pendant laquelle Colin Davis fut aux commandes de l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, et s’inscrit chronologiquement entre les deuxième et troisième versions studio pour Philips : celle de 1974 au Concertgebouw d’Amsterdam, et les sessions viennoises de 1990 au Wiener Musikverein.
Dans le livret, Bernhard Neuhoff rattache le maestro à ceux qui, sans prétention, faisaient du naturel leur idéal. Si l’on se réfère aux propres mots de Colin Davis, sa conception semble trahir un certain porte-à-faux. « Ceux qui ne veulent pas être dérangés par la musique n'aimeront pas Berlioz ; ni ceux qui recherchent des schémas logiques, ni ceux qui veulent se laisser aller à leurs émotions favorites », affirmait-il, tout en avouant : « on le désigne comme une grande figure romantique, mais c'est l'aspect classique de sa musique qui me frappe le plus. » C’est ce visage classiciste qui imprègne ce concert à la Philharmonie am Gasteig, défalquant de toute outrance ou excès névrotiques une œuvre pourtant parcourue par la cyclothymie, l’obsession et les fantasmes.
Une précaution qui convient au mieux à la Scène aux champs, véhiculée par les chaleureuses cordes bavaroises, même si les saillies et les instincts dramatiques se trouvent escamotés. Dans la conclusion, on a rarement entendu timbales aussi peu sonores qu’ici : le ranz-des-vaches complètement las évoque un berger assoupi sur sa crosse, et nous abandonne à la somnolence plutôt qu’il n’enfièvre ce cœur affectif de la symphonie. Les emports de joie, l’abandon aux charmes rustiques, le refuge dans un havre réconfortant, les craintes narguées par la bien-aimée : toute la panoplie dramaturgique que doivent brosser ces épisodes se trouve édulcorée dans un décor alpestre qui ressemble davantage aux calmes reliefs d’un Joachim Raff qu’aux paysages grandioses et visionnaires entrevus par Franz Liszt dans ses Années de Pèlerinage.
On pourra se laisser porter par la valse d’Un Bal, élégamment dessinée, intégrant ces parties de cornet parfois oubliées par les maestros, mais sous cette sage baguette, l’ivresse est absente. On ne s’étendra pas davantage sur le premier volet (Rêveries – Passions) qui confisque la tension et, loin s’en faut, ne se branche pas sur les voltages que réclament cette exploration des états d’âmes contrariés du héros. L’euphémisation se rattache plutôt au canevas doux-amer d’un André Cluytens avec le Philharmonia (Columbia, novembre 1958).
Autant dire qu’à ce stade on n’espère plus guère de frisson dans les deux derniers mouvements, les plus spectaculaires. La Marche au supplice défile proprement, on sent que le chef britannique essaie d’animer son propos en creusant les contorsions des basses, en cherchant à articuler en profondeur le relief de cette cauchemardesque scène d’échafaud. L’orchestre munichois ne démérite en rien, contresigne son opulence et sa splendeur de timbres, mais la vindicte s’avère très domestiquée. D’autres voies que la frayeur macabre sont certes possibles, ainsi l’ironie mordante défendue avec un certain humour sardonique par la Philharmonie de La Haye sous la conduite de Willem van Otterloo (Philips, juillet 1959), mais Colin Davis ne se permet pas le même second degré.
Au seuil d’une interprétation jusque-là décevante, le Songe d’une Nuit de Sabbat rachète en partie les regrets. Par des couleurs sombres et nourries, par un authentique sens du climat fantastique qui auparavant faisait défaut, et qui semble ici puiser au romantisme germanique d’un d’E.T.A. Hoffmann (1776-1822). Les relents d’angoisse de l’introduction, la morbidité du Dies Irae, les maléfiques rondes de sorcières sont scénarisés dans une narration où les images se succèdent avec force et suggestivité. Sans pour autant, on s’en doute, atteindre des sommets orgiaques, Colin Davis convainc par la cohérence de son architecture, par l’intelligence de ce commerce diabolique, et par la flamme noire qu’y instillent ses pupitres disciplinés et efficaces. On comprendrait que les vifs applaudissements se destinent à ce dernier tableau qui, presque paradoxalement en vertu du style châtié habituellement reconnu au chef anglais, s’avère le plus réussi des cinq.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 7
Colin Davis