Une histoire de panneaux : « Tristan et Isolde » de Richard Wagner à Nancy

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Tristan und Isolde de Richard Wagner ne cesse de fasciner. La preuve encore ces jours-ci avec une production reprise à l’Opéra de Paris, une autre à venir au Grand Théâtre de Luxembourg, et une autre encore en avril prochain à l’Opéra des Flandres. Et celle tout juste créée à l’Opéra National de Lorraine.

Le défi est d’importance pour un metteur en scène : comment faire preuve de créativité pour pareil chef d'œuvre ? A Paris, Peter Sellars et Bill Viola immergent le spectateur dans un univers scénique austère éclairé de (superbes) vidéos qui renvoient à un au-delà de perpétuelle réitération aux connotations bouddhistes. A Luxembourg, Simon Stone, lui, matérialisera le propos dans une approche plus que réaliste : yacht de luxe pour le premier acte, bureau en Open Space pour le deuxième, déambulation en métro parisien (oui, oui) pour le troisième. Intemporalité chez l’un, contemporanéité chez l’autre. Ouverture, focalisation.

A Nancy, Tiago Rodrigues (un metteur en scène portugais reconnu pour ses créations théâtrales et qui est le nouveau patron du Festival d’Avignon) adopte un point de vue inattendu. C’est un peu comme si, réagissant aux stéréotypes suscités par l’œuvre de Wagner, il avait cherché une façon d’en tenir compte tout en faisant vivre l’œuvre.

Quand le rideau se lève, nous découvrons un vaste local dans lequel des archives sont entassées. Les archives de l’histoire de Tristan et Isolde. Une histoire sans cesse reprise, qui a balisé le temps. Avant que la première note ne s’élève, deux personnages font leur entrée sur le plateau, une femme et un homme, que Rodrigues qualifie de « traducteurs ». 

C’est ce qu’ils vont être. Pendant toute la représentation, et cela de façon chorégraphiée, ils vont sortir des rayons et nous donner à lire 947 (!) panneaux sur chacun desquels une seule phrase est écrite. Ils seront bien les « traducteurs » de ce qui se chante (« Nous sommes là/ pour être les traducteurs : pour essayer de vous guider/ dans ce monde »). Et même, rendez-vous compte, il n’y aura pas de surtitre pour cette représentation !

Ces phrases sont comme une narration critique de ce qui est en train de se jouer. Elles disent une situation, elles traduisent des paroles chantées, elles font des commentaires.

Inutile de dire que ce ballet perpétuel (cinq heures de représentation !) des deux danseurs-traducteurs (Sofia Diaz et Vítor Roriz) rend d’abord perplexe, et distrait même du chant statique des interprètes. Mais ensuite, peu à peu, tout cela prend un sens. Wagner est un monstre sacré : il intimide, il culpabilise, il est intouchable. Et c’est alors que les panneaux de commentaires apparaissent comme des affirmations explicitées des non-dits prudents. Exemple, je cite : « Les personnes tristes (c’est ainsi que sont qualifiés Tristan et Isolde)/ ont besoin/ de beaucoup de musique/ Elles ont besoin/ d’un orchestre/ d’énormément de mots/ chantés en allemand/pendant des heures/ Rien que pour dire l’amour/ L’amour impossible. » Voilà qui prend en compte le catalogue de réactions au maître génial. Rodrigues, nous privant de l’intégralité des répliques ainsi résumées et mises en perspective, vise à nous focaliser sur l’essentiel de l’œuvre en nous débarrassant de ce qu’il considère comme un fatras évident. 

Evidemment, cette façon de faire systématique engendre de la distanciation par rapport « à l’homme triste et à la femme triste ». Mais avec des moments de merveilleuse intensité : la scène du philtre d’amour partagé à l’acte I, l’arrivée du Roi Marke surprenant les deux amants à l’acte II, la mort d’Isolde à l’acte III. 

Inutile de dire que si certains ont beaucoup apprécié cette façon d’aborder « la grande œuvre », heureux d’aller à son essentiel sans se perdre dans les longs développements wagnériens encore et encore répétés, libres davantage de s’abandonner à la magie incontestable de la musique et du chant, d’autres, plutôt « gardiens du temple », ont réagi violemment au moment des saluts (des huées pour eux). 

Musicalement, Leo Hussain a mené à bon port l’Orchestre de l’Opéra National de Lorraine dans un univers orchestral dont ce dernier n’est pas coutumier. Vocalement, dans un environnement de pancartes virevoltantes, c’est le Roi Marke de Jongmin Park qui, pour moi, s’est imposé. Quelle présence ! Quelle voix aux superbes nuances. Comme il nous donne à vivre, dans son chant (puisque rappelons-le les pancartes ne nous donnent que le résumé de son intervention), la douleur de l’homme trahi dans l’affection qu’il porte à Tristan. Samuel Sakker donne belle intensité à celui-ci. Quant à Dorothea Röschmann, certaines stridences dans ses interventions ont été révélatrices de sa difficulté à assumer réellement tout son rôle lors de cette représentation. Aude Extrémo-Brangäne et Scott Hendricks-Kurwenal ont, dans les inflexions de leurs voix, toutes les prévenances impuissantes de confidents dévoués. Peter Brathwaite-Melot, Alexander Robin Baker-un berger, et Yong Kim-un timonier complètent la distribution de cette histoire en panneaux.

Stéphane Gilbart

Nancy, Opéra National de Lorraine-Nancy, le 29 janvier 2023

Crédits photographiques : Jean-Louis Fernandez

 

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