Vilde Frang et Leonidas Kavakos, dans Schumann et Beethoven : au-delà du violon, la musique

par https://www.crescendo-magazine.be/stanford-online-dating-study/

La page de France Musique consacrée à la diffusion en direct de ce concert affiche : « Le violon en partage : Vilde Frang et Leonidas Kavakos ». L’idée est que, même si seule la première est venue jouer du violon, et que le second était là en tant que chef d'orchestre, il est lui-même violoniste, a souvent joué ce Concerto pour violon de Schumann, et ce point commun leur permet une certaine communion pour l’interpréter ensemble.

En effet, Leonidas Kavakos est violoniste, et d’immense talent. Tout comme Vilde Frang d'ailleurs, il est capable de passer de la virtuosité la plus ébouriffante à l’introspection la plus intérieure avec la même aisance apparente, et le même engagement émotionnel. Contrairement à d’autres instrumentistes qui deviennent chefs d'orchestre sur le tard, comme pour renouveler leur activité musicale, Leonidas Kavakos dirige depuis fort longtemps. Voilà déjà un quart de siècle qu’il prend régulièrement les rênes des orchestres les plus réputés, voire qu’il en est directeur musical.

Des trois concertos écrits par Schumann, celui pour violon est aussi mal aimé que les deux autres (piano et violoncelle) sont populaires. Son histoire est complexe (il n’a été publié qu’en 1938), et surtout il est réputé difficile autant à jouer et à diriger qu’à écouter. Et en effet, il est assez étrange. Composé à la toute fin de sa vie, en 1853, juste avant son internement en asile psychiatrique dont il ne se remettra jamais, il navigue entre beautés indicibles, répétitions qui ne prennent leur sens qu’avec le temps, passages d’une intimité intimidante... Son dédicataire, Joseph Joachim, avait refusé de le jouer. De fait, nous sommes bien loin des grands concertos romantiques que nous ont laissé Bruch (1866), Dvořák (1879) ou Brahms (1887), pour ne citer que les ouvrages également inspirés par, ou dédiés à Joseph Joachim, et qui parlent immédiatement aux interprètes comme aux auditeurs. Plus que jamais chez Schumann, cette œuvre exprime la dualité qu’il a lui-même formalisée, entre ses deux doubles : Eusebius le poète rêveur et introverti, et Florestan le héros tempétueux et passionné.

Ce concerto est en trois mouvements, dont les deuxième et troisième sont enchaînés. Si le tout début du Mit kräftigem, nicht zu schnellem Tempo (« Avec force, pas trop vite ») donne la parole à Florestan, assez vite Eusebius s’impose, et on sent que c’est vers lui qu’ira plus volontiers Leonidas Kavakos. Vilde Frang s’immisce tout naturellement dans cet état d’esprit. Bien qu’elle ne soit jamais vraiment couverte par l’orchestre, il arrive que les subtilités de son jeu ne soient pas toujours pleinement mises en valeur, peut-être par la faute d’un effectif trop important. L’orchestre, même s’il est toujours extrêmement attentif, n’a pour autant pas tout à fait la même flamme que la soliste, et on ne la sent pas toujours autant portée qu’elle le pourrait. Son niveau technique et musical n’en reste pas moins époustouflant.

Le solo de violoncelle (Nadine Pierre) qui ouvre le mouvement lent est joué avec un vibrato serré et beaucoup d’archet ; cela peut sembler nerveux mais s’accorde bien avec la soliste. Celle-ci a décidément des nuances absolument captivantes... Les musiciens de l’orchestre la suivent dans cet esprit musique de chambre qui fait toute la force (et la difficulté) de ce mouvement. Il n’y aucun folklore dans le finale Lebhaft, doch nicht zu schnell (« Animé, mais pas trop vite »), ni de la part de Vilde Frang, ni de celle de Leonidas Kavakos. Tout est particulièrement délicat, au risque d’en gommer les aspérités ou d’en diluer l’énergie. Eusebius plutôt que Florestan... Et on ne peut qu’admirer, encore et toujours, la palette de couleurs et de dynamiques de la soliste.

En bis, elle donne la même pièce – et aussi magnifiquement – qu’après le Premier Concerto de Chostakovitch en mars dernier : la Gigue pour violon seul de la Sonate en ré mineur (les trois mouvements précédents étant avec basse continue) d’Antonio Maria Montanari (1676-1737).

En deuxième partie, la Troisième Symphonie, dite « Héroïque » de Beethoven, dont on ne peut pas dire, cette fois, qu’elle soit sa mal-aimée. Du reste, aucune symphonie de Beethoven n’est vraiment mal-aimée ! Mais certaines sont plus populaires que d’autres, et celle-ci en fait indéniablement – et à juste titre – partie.

L’orchestre est plus étoffé : il y a deux instruments de plus pour chaque pupitre de cordes, à l’exception des contrebasses, qui sont toujours 6, et toujours alignées derrière l’orchestre (dans cette symphonie, pour la première fois Beethoven leur écrit une partie indépendante de celle des violoncelles, et cette disposition permet d’apprécier idéalement cette innovation). Leonidas Kavakos dirige à nouveau sans baguette, mais par cœur cette fois.

Il entretient avec Beethoven un rapport particulier. En tant que violoniste, il en a enregistré les 10 Sonates (avec le pianiste Enrico Pace) en 2007 ; puis, en 2019, un double album avec l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise, qui comprend notamment le Septuor, et le Concerto qu’il dirige lui-même (pour un résultat absolument convainquant de cohérence et d’unité) ; et enfin, depuis 2022 sont sortis trois albums d’une série « Beethoven for Three », avec le pianiste Emmanuel Ax et le violoncelliste Yo-Yo Ma : outre deux trios écrits comme tels, il y a des arrangements (dus à divers compositeurs) pour trio de quatre symphonies : les Deuxième, Quatrième, Cinquième et Sixième. Une autre façon de pénétrer l’univers si fascinant des symphonies de Beethoven (d’autant que leur interprétation est tout à fait aboutie, au-delà du simple intérêt historique).

Nous sommes immédiatement à l’aise avec la sonorité de l’orchestre, très pleine et équilibrée. Tout chante magnifiquement. Leonidas Kavakos semble avoir une vision de cette Symphonie héroïque plus proche du lyrisme de la Pastorale que de l’implacabilité de la Cinquième. Il laisse facilement jouer les musiciens. Quelques fluctuations de tempo sont très bien amenées, et fort bienvenues. Le célèbre mouvement lent est davantage Marcia que Funebre. On ne l’écoute pas à genoux. On se surprend plutôt à avoir des images de paradis dans la tête. Il y a tout de même de réels moments de tension, mais jamais exacerbés. Tout est réalisé avec beaucoup d’éloquence.

Leonidas Kavakos dirige le Scherzo comme un peintre qui ne se soucierait que de ce que l’on voit de loin. Il est très attentif à ce qui doit ressortir, et qui passe d’un pupitre à l’autre. De fait, sa toile est toute en reliefs, avec des couches de peinture de différentes épaisseurs. Il a l’excellente idée (non spécifiée par Beethoven) d’enchaîner le Finale. Les longueurs des notes sont savamment dosées. Petite surprise, non prévue par le compositeur non plus mais tout aussi pertinente : la deuxième variation (mesures 60 à 75) jouée à un seul instrument par pupitre de cordes. L’énergie est canalisée, mais omniprésente, et prend bien des aspects. La battue de Leonidas Kavakos est volontiers ample et généreuse ; elle empêche la nervosité, tout en permettant une belle énergie libératrice.

Les instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de Radio France semble en plein accord avec ce grand violoniste-chef d'orchestre qu’est Leonidas Kavakos. Ensemble, ils nous ont donné une bien belle et enthousiasmante Symphonie héroïque.

Paris, Auditorium de Radio France, 10 janvier 2025

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Marco Borggreve

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