Weber nous invite au rêve par la clarinette de Jörg Widmann
Carl Maria von WEBER (1786-1826) : Concertino en mi bémol majeur op. 26 ; Der Freyschütz, op. 77 : Ouverture ; Grand Duo concertant en mi bémol majeur op. 48 ; Quintette avec clarinette en si bémol majeur op. 34, version pour orchestre de chambre. Jörg Widmann, clarinette et direction ; Denis Kozukhin, piano ; Irish Chamber Orchestra. 2016-2019. Livret en allemand, en anglais et en français. 69.26. Alpha 637.
Surnommé le « Rubini de la clarinette », nom qui rappelle un célèbre ténor du temps, Heinrich Joseph Baermann (1784-1847) était un virtuose à la sonorité exceptionnelle. Carl Maria von Weber le rencontre à Munich en 1811, où il a l’intention de faire jouer son singspiel Abu Hassan et écrit pour lui en cinq jours un Concertino, créé le 5 avril. Cette partition brève en trois mouvements tient compte des qualités supérieures de l’interprète : Weber compose un Adagio assez dramatique, suivi d’un Andante lyrique, puis d’un Allegro brillant. Le succès rencontré incite le Roi Maximilien Ier, devant la Cour duquel l’œuvre a été jouée, à commander à Weber deux autres concertos, créés la même année par Baermann. Les deux musiciens vont entreprendre une tournée qui va durer plusieurs mois et les mener jusqu’à Berlin. On peut imaginer le succès rencontré par ce duo, car Weber est lui aussi un maître du piano. Pour Baermann, le compositeur écrit encore Sept Variations sur un air de Silvana, l’un de ses opéras qu’il fait ainsi connaître et qui sera joué à Berlin en juillet 1812. Les deux hommes resteront en contact, une correspondance en atteste, et se retrouveront à Munich trois ans plus tard. Lors de ce nouveau séjour, Weber écrit le Grand Duo concertant, puis un Quintette pour cordes et clarinette, commencé déjà en 1811. Ces deux œuvres soulignent tout autant la virtuosité demandée à la clarinette, mais Weber les situe dans un univers musical qui, s’il réclame du soliste un investissement important en termes d’acrobaties et de figures de style, est aussi dévolu au rêve et à l’évocation du fantastique, celle que l’on retrouvera dans le Freyschütz de 1821. La notice du CD rappelle que Weber, conscient des difficultés techniques, a rédigé un poème humoristique où il souhaite à son ami Baermann un poumon d’enfer, une langue infatigable, des lèvres aussi résistantes que du cuir d’élan et des doigts aussi sautillants qu’un ressort de montre. De quoi faire pâlir les interprètes, qui n’ont pourtant pas manqué au fil du temps !
Celui qui nous occupe aujourd’hui est né en 1973 à Munich. Jörg Widmann étudie la clarinette dans sa ville natale, puis à la Juilliard School. Il apprend aussi la composition, notamment avec Wolfgang Rihm, qui lui dédiera un concerto. Il officie aussi comme chef d’orchestre ; depuis une dizaine d’années, il collabore avec l’Irish Chamber Orchestra, à la tête duquel il se produit ici en tenant le double rôle du soliste et du meneur de jeu. On savoure la chaleur et la flexibilité de son jeu dans le Concertino, ainsi que le contraste entre les couleurs sombres et l’aspect brillant et dynamique. Dans le Quintette, œuvre d’une grande clarté que la version pour orchestre de chambre épanouit, Widmann fait étalage de sa capacité à affronter les effets techniques, tout en faisant chanter son instrument. A cet égard, le mouvement lent, Fantasia. Adagio ma non troppo, est des plus évocateurs.
Le Grand Duo concertant met en présence Jörg Widmann et Denis Kozukhin, 1er Prix du Concours Reine Elisabeth en 2010. Le mot « complicité » est en phase : tout au long de ces vingt bonnes minutes de partenariat éloquent et de dialogue profond, plein d’esprit mais aussi de tendresse et de mélancolie, on ne peut s’empêcher de songer à ce moment de 1815 pendant lequel le créateur et son ami ont fait retentir le charme, l’élégance et l’équilibre de leur échange, et de les retrouver en imagination. A travers l’interprétation du duo Widmann/Kozukhin, on évalue avec justesse la claire volonté du compositeur de donner à sa partition, à la fois enlevée et séductrice, un élan commun entre les deux musiciens. Voilà de superbes moments qui incitent au rêve, même si l’Ouverture du Freischütz nous laisse un peu sur notre faim, d’autres baguettes en ayant traduit la substance féerique avec plus de mystère.
L’enregistrement s’est déroulé en trois phases : le Quintette a été enregistré dans un studio de l’Université irlandaise de Limerick le 3 mai 2016 ; le Concertino et l’Ouverture dans la salle de concert de la même institution les 11 et 12 avril 2019. Quant au Grand Duo concertant, il a été gravé à Berlin, dans la Pierre-Boulez Saal, en août 2019. Malgré ces écarts temporels, la clarinette, fil rouge du CD, est toujours captée avec la même chaleur communicative, dans une sonorité conviviale. Au niveau de l’interprétation, les trois pages qui placent l’instrument dans un écrin radieux sont en tout cas à placer parmi les références de notre temps.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix