Wolfgang Rihm: chants du départ à la lisière du silence

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“Dort wie hier”. Wolfgang RIHM (né en 1952): Lieder d’après Rückert, Mörike, Lessing, Goethe, Michelangelo, Ekelöf et Heine. Hans Christoph Begemann, baryton; Caroline Melzer, soprano; Thomas Seyboldt, piano. 2019-CD:62'42"-Textes de présentation en allemand et anglais-Bastille musique

Le label Bastille musique, dont voici le dixième opus, enchaîne décidément les réussites ! Depuis cinq ans déjà, fort de l’appui d’une poignée d’interprètes de haut vol, il enfile avec le plus grand soin les perles recueillies dans le magnifique studio de la SWR2 (la chaîne culturelle de la Südwestrundfunk allemande), mettant à l’honneur le répertoire de notre époque et, à l’occasion, quelques classiques des siècles passés revisités par de talentueux compositeurs contemporains.

Le baryton Hans Christoph Begemann et son fidèle comparse Thomas Seyboldt, deux valeurs sûres du label allemand, avaient déjà fait parler d’eux dans une très belle intégrale des lieder d’après Goethe et Schiller de Wolfgang Rihm, deuxième album de Bastille musique paru en 2016. 

Les revoilà donc dans un nouveau florilège de lieder du même compositeur et du même tonneau. 

À l’exception des quatre lieder d’après Friedrich Rückert, créés par Begemann en 2008, aucun de ces six petits recueils n’avait encore eu les faveurs du disque. Composés entre 2006 et 2015, ils reposent sur des textes de Michelangelo Buonarroti (traduits en allemand par Reiner Maria Rilke), du poète moderniste suédois Gunnar Ekelöf (adaptés en allemand par Nelly Sachs) et de quelques-unes des figures de proue du Romantisme germanique: Mörike, Lessing, Goethe, Heine et Rückert, dont on savoure ici, non sans une certaine émotion, le dernier poème, "Verwelkte Blum". 

Certains se souviendront peut-être d’avoir déjà entendu les Drei Sonette von Michelangelo in Rilkes Übertragung; composés en 2013, Rihm les orchestra trois ans plus tard pour en faire, avec le Psaume 129, la deuxième partie de ses Requiem-Strophen pour solistes, chœur mixte et orchestre. Par ailleurs, d’autres compositeurs s’étaient déjà entichés de quelques-uns des poèmes élus par Rihm: "Dort wie hier" de Heine et "Leben und Tod" de Möricke avaient séduit Hugo Wolf et Othmar Schoeck. Ce dernier avait également arrangé "Alles geben die Götter" de Goethe. Quant à "Di morte certo" de Michel-Ange, il obtint notamment les suffrages de Chostakovitch et de Michael Gielen, le second préférant à la version originale la traduction due à Rilke.

La sénescence et la mort, la régénérescence et la métamorphose constituent les fils rouges parcourant la plupart des textes retenus par Rihm. La folie, autre thème cher à l’auteur de Jacob Lenz, n’est ici que discrètement évoquée, en filigrane des angoisses que ressentent les âmes en peine sur le seuil du départ. On ne retrouve dans ces miniatures ni l’esthétique expérimentale et spéculative, ni l’extrême polarisation discursive, qui, s’abîmant volontiers dans une violence effrénée, marquaient les cycles pour chant et piano composés par Rihm dans les années ’70 et ’80 (les Alexanderlieder, Hölderlin-Fragmente et Lenz-Fragmente, le Wölfli-Liederbuch ou les Wölfli-Lieder), peintures de la démence alliant consonances et dissonances criardes, déclamation chantée, murmures et décomposition du texte et des phonèmes. Un langage épuré, bâti sur les mirages d’une harmonie tonale, caractérise les lieder figurant sur ce disque. Autre constante, les registres dynamiques tamisés, que ne viennent troubler que quelques éruptions; celles-ci, aussi soudaines que brèves (elles durent rarement plus d’une note ou d’un accord), ponctuent le discours et soulignent les états d’âme du chanteur-poète. Quant aux textes, Rihm en préserve l’intelligibilité en les traitant essentiellement de manière syllabique, sans pour autant faire l’économie de mélismes mettant en relief les mots "charnières". Le piano ne vient que rarement brouiller, voire contrarier, la limpidité de la ligne vocale – ainsi dans le quatrième lied d’après Rückert, où la voix, parfaitement diatonique, s’oppose à un clavier enflé de chromatismes. 

Recueillis, le plus souvent résignés, ces lieder sont presque tous, comme chez Mahler, teintés d’une douleur fardée de douceur. 

Le recueil intitulé "Dort wie hier" vaut, à lui seul, le détour. Le titre de l’œuvre provient du troisième vers d’un tercet, publié à titre posthume sous le titre "Wo?", qui figure sur la tombe de Heine au cimetière de Montmartre. Les sept lieder qui composent ce cycle ne reposent que sur ce seul poème, que Rihm éclaire sous différents angles. Les deux premières pages utilisent le poème dans son intégralité. Le compositeur dissèque ensuite le texte dans les suivantes, s’attardant sur les questions existentielles que pose le poète ou les réponses qu’il y apporte. Dans le dernier volet ne subsistent plus que des lambeaux du poème. Aurait-on pu mieux illustrer l’évanescence de notre condition humaine ? Nous touchons ici du doigt la quintessence de l’œuvre vocale, qui, selon André Boucourechliev (Le langage musical, Paris, Fayard, p. 18.), "fait apparaître un sens qui lui appartient en propre, qui n’est plus tout à fait le sens ineffable de la musique, ni tout à fait celui, rationnel, signifié par le texte, et qui résulte de la fusion des deux en l’œuvre". Comment ne pas être ému par l’émotion nue que véhiculent ces haïkaï, campés dans un pianissimo quasiment immuable, que n’écorchent, comme par accident, que quelques rares forte ? 

La difficulté de ces lieder ne réside pas tant dans les acrobaties auxquelles ils astreignent les interprètes; les tempi sont lents et la virtuosité n’est pas de mise. En revanche, il faut bien du talent pour se plier à la lettre aux nuances prescrites par les partitions, qui confinent la plupart du temps au silence. Trahir l’intimité de ces pages en versant dans un sentimentalisme de mauvais aloi aurait été facile, mais très malvenu. Begemann fournit la preuve de son intelligence artistique en ne tombant pas dans ce piège. Encore fallait-il, de surcroît, éviter de donner à ces lieder peu contrastés une lecture terne et monotone. Une sacré défi, que le baryton relève également avec brio. Il faut dire qu’il peut compter ici sur un Seyboldt particulièrement inventif et inspiré, qui irise le discours avec une perspicacité et une sensibilité qui évitent tous les excès. C’est précisément dans la variété des alliages de la voix et du piano que nichent les beautés de ces lieder: si les deux musiciens évoluent souvent en parfaite harmonie, les cordes de la voix vibrant, pour ainsi dire, par sympathie avec celles du piano, il n’est pas rare que ce dernier donne de la voix là où le baryton chuchote sotto voce. Un travail d’orfèvre ! Seyboldt n’a pas son pareil pour traduire ainsi avec un éclat passager les inquiétudes que le chanteur, à l’instar des poètes qu’il incarne, éprouve dans son for intérieur. Les résonances abondantes du piano sont-elles, en effet, autre chose que les échos des séismes remontant des tréfonds de l’âme humaine ? 

On soulignera également la prestation, discrète mais essentielle, de Caroline Melzer dans les quatre lieder d’après Ekelöf. Délicat, son rôle n’est pas de dialoguer avec le baryton mais d’être, ici encore, le reflet de ce qui le hante. Melzer y parvient en ciselant de fines vocalises auréolant certains mots du texte pour en souligner l’importance. 

De déclins en départs, on assiste ici, impuissants, à l’étiolement des êtres, à la déconfiture des amours. Un disque sombre d’un compositeur intimiste, fin psychologue en musique, à écouter le soir au coin du feu… au risque de ne plus voir dans l’âtre que les flammes qui consument nos existences.

Son 10 – Livret 8 – Répertoire 8 – Interprétation 10

Pierre-Jean Tribot

 

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