Zauberland

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Il est toujours difficile d’écrire une œuvre « engagée ». Savoir ajuster les équilibres, créer l’émotion là où on ne l’attend pas, gérer le pathos en orfèvre. Zauberland (Le Pays Enchanté) est de ces spectacles qui veut tout dire de notre monde, de notre époque.  

Deux bouquets de fleurs ceignent un espace presque vide, comme un symbole délavé d’une beauté déchue et éternelle. Seul un piano côté jardin se pose en figure hiératique, simplement éclairé par deux rangs de lumières tamisées. L’idée de Zauberland peut paraître délicate, mais elle se tient par sa cohérence : mettre en regard les Dichterliebe de Schumann comme étant un des symboles de la « beauté » de l’art occidental, en regard de la tragédie des migrants syriens, illustrée par une création en miroir signée Bernard Foccroulle, Martin Crimp, le tout mis en scène par Katie Mitchell.

Comme à son habitude, le poète/librettiste Martin Crimp (que l’on connaît notamment pour ses « textes » des opéras de George Benjamin), a écrit ici une série de poèmes ciselés, elliptiques et morcelés, n’hésitant pas à faire appel à la culture mémorielle du spectateur (évocation de Heine – le poète des Dichterliebe, citation du Cantique des Cantique, ou réécriture d’un poème arabe du Vie siècle). Naissant de ces images fortes, la metteuse en scène Katie Mitchell (que l’on connait aussi dans les opéras de Benjamin, et spécifiquement Written on Skin) conduit ainsi une véritable histoire : une soprano ayant fui les bombes qui pleuvent à Alep arrive en exil en Allemagne.  

La déchirure, la séparation, l’absolu de l’amour et sa perte seront ainsi au cœur de ce drame, évoquant par ricochet les thèmes romantiques des lieder schumaniens. Comme d’ordinaire chez Katie Mitchell, il faudra souligner la beauté plastique de la mise en scène. Le décor quasi inexistant laisse place à quelques accessoires épars, que l’on voit non plus comme des éléments de décor mais comme des symboles, des clés sibyllines : un lit, un arbuste, une robe de mariée, etc. Toutefois, ces images ont une charge, un poids. Au travers de ces dernières, la mort est constamment présente, latente dans ce petit théâtre clinique de l’absence et de la perte : dans un drap immaculé brutalement ensanglanté, dans une poupée confinée au sein d’une vitrine éclairée par un néon blafard, dans un sordide cliché de la mise à mort d’une femme par trois hommes (des comédiens/danseurs muets qui se meuvent souvent au ralenti). Et c’est aussi là où le spectacle de Katie Mitchell se laisse peut-être tenter par le péché d’orgueil : à force de vouloir représenter le monde et en décrier les faces abjectes (guerres, fanatismes, exil, violences faîtes aux femmes), on se perd progressivement dans ces déclinaisons funèbres du monde contemporain, dont la force finit par s’annuler d’elle-même.     

Côté musique, on aura apprécié l’équilibre entre le cycle de Schumann et celui de Foccroulle. En effet, rejetant une simple alternance qui pourrait amener à une certaine monotonie, la création du compositeur liégeois se diffuse d’abord par bribes, pour finalement remplacer littéralement le cycle schumannien aux environs de la moitié du spectacle. Se tuilant ainsi parfaitement, les deux univers se rapprochent par un certain hédonisme, souvent renfermé chez Schumann, plus expansif dans la plupart des (19) miniatures de Foccroulle. Dans un atonalisme qui n’est pas sans rappeler le Boulez des années 1950 (gestes abruptes et pluie de notes épicurienne), le compositeur déroule un langage relativement consensuel et connu des amateurs de l’avant-garde germanique, qui n’hésite pas cependant à user de quelques citations adroites (réminiscences diffractées du 1er des Dichterliebe, ou usage d’une gamme par tons debussyste). C’est quand il s’approche de la consonnance dans une fugace berceuse que Foccroulle est le plus touchant, et l’on ne comprend ainsi pas bien pourquoi se priver de l’usage de toutes ces couleurs dans d’autres moments de l’œuvre. Louons pour terminer les deux interprètes de la soirée : d’abord la soprano Julia Bullock et son chant à la fois délicat et incarné ; mais surtout une mention spéciale au superbe piano de Cédric Tiberghien qui, par ses teintes, son chatoiement, l’incarnation et la préciosité de son jeu, a éclairé à lui seul la scène des Bouffes du Nord, comme une lumière dans l’obscurité.

Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, le 9 avril 2019.

Crédits photographiques : Zauberland (© Patrick Berger)

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