A Florence, Maria José Siri incarne une émouvante Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea
Francesco Cilea (1866-1950) : Adriana Lecouvreur, opéra en quatre actes. Maria José Siri (Adriana Lecouvreur), Martin Muehle (Maurice, comte de Saxe), Ksenia Dudnikova (Princesse de Bouillon), Nicola Alaimo (Michonnet, le régisseur), Alessandro Spina (Prince de Bouillon), Paolo Antognetti (Abbé de Chazeuil), Davide Piva (Quinault), Antonio Garés (Poisson), Michele Gianquinto (Majordome), Chiara Mogini (Mademoiselle Jouvenot), Valentina Corò (Mademoiselle Dangeville) ; Orchestre et Chœurs du Mai Musical florentin, direction Daniel Harding. 2021. Notice en anglais et en italien. Pas de livret, mais synopsis en anglais et en italien. Sous-titres en italien, en anglais, en allemand, en français, en japonais et en coréen. 143.00. Un DVD Naxos 2. 110737. Aussi disponible en Blu Ray.
Née dans un milieu modeste (son père est ouvrier chapelier et sa mère est blanchisseuse), la provinciale Adrienne Lecouvreur (1692-1730) rejoint à Paris, dès la fin de son adolescence, une troupe de comédiens et entretient quelques relations amoureuses d’où naîtront deux filles de pères différents. Son talent inné ne passe pas inaperçu : elle entre à la Comédie-Française en 1717. Ses capacités dramatiques, voire tragiques, sont combinées à des qualités de naturel et de réalisme et à un art absolu de la déclamation, qui tranchent avec les habitudes scéniques du temps, et la vouent tout particulièrement à des auteurs comme Corneille ou Racine dans lesquels elle triomphe. Plusieurs portraits attestent de sa beauté. Elle collectionne les amants, dont Voltaire, mais aussi Maurice, Comte de Saxe, maréchal des armées de Louis XV qui ambitionna la couronne de la Pologne. Elle s’attire ainsi la haine de sa rivale amoureuse, la Princesse de Bouillon. Elle décède mystérieusement en 1730. D’empoisonnement ? Elle a à peine 38 ans, et l’église lui refuse un enterrement religieux. Elle sera donc inhumée clandestinement, à la grande fureur de Voltaire qui réclamera une autopsie. Celle-ci n’aboutira à aucune conclusion.
Cette destinée pathétique et romanesque a fait des émules, en littérature avec Alexandre Dumas (Louis XV et sa cour, 1849) ou au théâtre, avec une pièce d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé la même année. Mais aussi au cinéma, au temps du muet, avec Sarah Bernhardt (1913) ou, plus tard, avec une délicieuse Yvonne Printemps (1938). Sur le plan musical, des compositeurs oubliés (Tomaso Benvenuti en 1857, Edoardo Vera en 1859, Ettore Perosio en 1859) ont précédé Francesco Cilea, proche du vérisme, dont l’Adriana Lecouvreur, dans un livret d’Arturo Collauti (1851-1914), est créée au Teatro Lirico de Milan le 6 novembre 1902. Avec des noms prestigieux : Angelica Pandolfini, Giuseppe De Luca et Enrico Caruso. Le librettiste s’est largement inspiré de Scribe et Legouvé pour une intrigue de triangle amoureux entre les personnages cités plus avant dans la biographie de la comédienne, le tout se terminant par la mort de l’héroïne. Chez Cilea, la thèse de l’empoisonnement criminel prévaut et est suggérée par des violettes envoyées par la Princesse de Bouillon. On imagine aisément tout le potentiel de ce livret.
Le Calabrais Francesco Cilea est l’auteur de cinq opéras, dont L’Arlesiana, d’après Alphonse Daudet (1897, révisé l’année suivante), et le présent Adriana Lecouvreur qui lui a assuré la postérité. A juste titre car, si le style est dans la ligne du romantisme lyrique du XIXe siècle, la musique est belle, souvent passionnée. L’intrigue est bien menée, la théâtralité assurée et l’émotion présente. On en connaît, sur le plan vidéographique, de splendides versions au sein desquelles des sopranos de premier rang (Montserrat Caballé, VAI ; Joan Sutherland, Opus Arte ; Mirella Freni, Opus Arte également ; Daniela Dessi, TDK ; Angela Gheorgiu, Decca, avec Jonas Kaufmann) ont fait des étincelles.
La présente production, captée en avril 2021 à Florence, en pleine pandémie et devant un public réduit, n’a pas à rougir de ses devancières. Même si l’action a été déplacée vers la fin du XIXe siècle, faisant ainsi une petite entorse à l’histoire, cela ne change rien au contenu de base. Qu’il s’agisse des décors des coulisses de la Comédie-Française en représentation, faisant ainsi entrer le théâtre dans le théâtre, d’une villa où les deux rivales vont s’affronter dans l’obscurité tout en devinant leur identité, d’un palais où se déroule une réception avec ballet et répliques cinglantes l’une pour l’autre, ou de la demeure d’Adriana où elle va mourir, chaque lieu ponctuant un acte, avec une dominante pour les allusions antiques (et l’aide d’un habile plateau tournant), des costumes d’époque somptueux et un dosage des lumières, tout concourt à nourrir plaisamment l’œil du spectateur. De même que la mise en scène dynamique et en situation (malgré une retenue due à la pandémie, entraînant quelques gestes stéréotypés). Signée par Frederic Wake-Walker, qui a déjà œuvré à Londres, Glyndebourne, Milan ou Berlin, elle demeure dans l’esprit du livret, respecté dans sa démarche dramatique et musicale. On suit avec un réel bonheur ce spectacle attachant.
A la tête des chœurs et de l’orchestre du Mai Musical Florentin, Daniel Harding fait vibrer toute l’opulence de l’orchestration, ainsi que les sentiments variés qui animent les protagonistes. Le chef britannique est pour beaucoup dans la réussite de l’ensemble, qui s’étend au plateau vocal, grâce à un casting cohérent. A commencer par le baryton Nicola Alaimo, magistral Michonnet, régisseur de la Comédie-Française, amoureux transi d’Adriana qui joue au protecteur. C’est l’un des points forts de la production. Le ténor Martin Muehle, en Comte de Saxe élégant, la basse Alessandro Spina en Prince de Bouillon et le ténor Paolo Antognetti en intrigant Abbé de Chazeuil, sont convaincants. La rivale d’Adriana, c’est la mezzo Ksenia Dudnikova, originaire d’Ouzbekistan, qui assume la jalousie, puis la haine destructrice avec une voix qui se révèle corrosive. Dans le rôle-titre, la soprano uruguayenne Maria José Siri développe une subtile séduction et, sans jamais verser dans l’exagération, rend son personnage émouvant et, lorsqu’elle est victime du poison, pathétique. A cet égard, la fin de l’opéra se révèle très prenante.
Il y a des morceaux de bravoure féminine dans cet opéra stimulant. Pour Adriana, à l’acte I, c’est « Io son l’umile ancella del Genio creator », pour clamer le fait qu’elle est la servante de l’art dramatique ; à l’Acte IV, c’est le sublime « Poveri fiori », lorsqu’accablée par le chagrin, elle embrasse les fleurs qui vont la tuer. Bonne comédienne, Maria José s’y révèle noble, puis touchante. Pour la Princesse de Bouillon, c’est, à l’Acte II, l’aveu de la torture de la jalousie amoureuse dans « Acerba voluttà, dolce tortura », que Ksenia Dudnikova rend intense. Dans ce même Acte II, la trouvaille scénique de la rencontre dans l’ombre des deux prétendantes au cœur du Comte de Saxe est un ingénieux moment de chant. L’opéra procure aussi du bonheur avec d’autres duos ou des ensembles très réussis.
Francesco Cilea a bien de la chance avec son Adriana Lecouvreur, car le disque a aussi célébré des divas comme Renata Tebaldi ou Renata Scotto. Cette production filmée ne dépare nullement celles qui l’ont précédée et vient se placer hardiment à leurs côtés.
Note globale : 8,5
Jean Lacroix