A Genève, les deux derniers volets d’une remarquable Tétralogie

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Pour une deuxième série de présentations, le Grand-Théâtre de Genève a proposé en quatre jours (du 5 au 10 mars) l’intégralité de la Tétralogie wagnérienne. A la suite des soirées d’ouverture des 12 et 13 février, j’ai évoqué la réussite de Das Rheingold et Die Walküre dans la production de Dieter Dorn utilisant les décors et costumes de Jürgen Rose et les lumières de Tobias Löffler.

Pour Siegfried s’impose à nouveau le principe de la scène vide où Wotan est figé devant son épieu, bâton de commandement qui fait émerger des bas-fonds l’antre d’un Mime cliquetant vainement sur les fragments de l’épée de Siegmund qu’il ne réussit pas à reconstituer. Le côté imagerie naïve voulue par le metteur en scène permet à Siegfried de tirer derrière lui un ours énorme qu’anime un figurant, alors que se profilent les gigantesques pattes d’un dragon où se faufileront les marionnettistes propulsant à bout de fines battes les volatiles de la clairière. Du sol sortira la monstrueuse tête de Fafner (campé par Taras Shtonda) qui, transpercé par l’épée Nothung, apparaîtra en bonhomme BP tout velu pour exhaler son dernier souffle. Le dernier acte produit un effet saisissant au moment où surgit le Wanderer/Wotan entre des pans de mur qui s’écartent afin de lui livrer passage ; l’Oiseau de la forêt mimé par la remarquable Mirella Hagen au soprano léger et scintillant guide l’intrépide Siegfried abattant tout obstacle pour parvenir à un promontoire recouvert d’un voile qui, écarté d’un geste brutal, révèlera Brünnhilde recouverte d’un heaume doré et du bouclier des Walkyries.

Après que les trois Nornes auront déroulé et cassé le fil des destinées, sortira de terre le couple Brünnhilde-Siegfried, ne songeant qu’à de nouveaux exploits. Avec le coursier Grane en miniature, le héros s’embarquera sur le Rhin pour atteindre le palais des Gibichungen, une sorte de living room à la dérive butant sur les effigies des dieux du Walhalla. Rivé à sa hampe, veille le sinistre Hagen, pris à partie par son père, Alberich, le maudit, qui se glisse sous l’escalier, tandis que Gunther et sa sœur Gutrune arborent le rouge passementé d’or du pouvoir. La confrontation entre Siegfried, ensorcelé par le philtre qui obture sa mémoire, et Brünnhilde, forcée à une union qu’elle rejette avec mépris, sera rapidement engloutie par le Rhin tumultueux dont les machinistes déploient les lames sans pouvoir empêcher l’apparition des trois nixes réclamant l’anneau d’or. Sur des arêtes rocheuses, Siegfried narrera à ses compagnons de chasse les péripéties de son existence avant de basculer dans un gouffre, transpercé par l’estocade de Hagen. Devant son cadavre juché sur une civière de fortune, Brünnhilde s’immolera dans le feu d’un bûcher. Alors que le fleuve déborde en emportant tout sur son passage, les enveloppes charnelles des dieux tomberont des cintres, laissant place à un monde où devrait régner l’amour humain.

Quant à l’exécution musicale, il faut noter que le niveau atteint dans ces deux longs ouvrages est bien supérieur à celui produit par le prologue et le premier volet. Car la baguette de Georg Fritzsch réussit à insuffler à l’Orchestre de la Suisse Romande une vigoureuse énergie qui sous-tend l’ensemble de ce discours fleuve, à part un début de troisième acte de Siegfried bruyamment pataud et une Marche funèbre de Götterdämmerung où les couacs des cors sont légion ! Par contre, le Chœur d’hommes renforcé du Grand-Théâtre, soigneusement préparé par Alan Woodbridge, confère un éclat sauvage au redoutable appel des vassaux proféré par Hagen.

Sur scène, l’on est d’abord ébloui par la prestation du ténor suédois Michael Weinius, à la corpulence lourde mais à l’aigu de stentor lui permettant de se jouer des ‘la bémol’ et ‘la bécarre’ aigus émaillant la scène de la forge et de tenir le rôle jusqu’au bout avec une assurance indomptable. Petra Lang confère d’abord à Brünnhilde l’effarouchement de la vierge guerrière avant d’assumer sa dignité de femme épanouie par l’amour ; puis elle sait faire front face à un destin inique qui la broie ; et si le timbre a toujours cette patine monochrome, elle use d’un aigu percutant pour affronter sereinement la catharsis finale. Sous les traits du Wanderer, le Wotan de Tomas Tomasson se mure dans une distance cynique alors qu’il pressent le terme de son univer à chaque fois qu’il est confronté au noir Alberich de Tom Fox appelant à la vengeance. Le Mime de Dan Karlström semble d’abord en retrait, avant de laisser se répandre ses fielleuses insinuations qui lui vaudront une fin stupide. Remplaçant une Erda malade, Claudia Huckle a un grave trop peu consistant pour donner crédibilité à la déesse de la terre, crédibilité que lui ravit la jeune Mirella Hagen, Oiseau de la forêt au ramage éblouissant. Dans Götterdämmerung nous déçoit le Hagen de Jeremy Milner qui, il y a cinq ans, focalisait le medium et le grave pour émettre un son pugnace qui, aujourd’hui, a perdu sa véhémence incisive. Par contre, le Gunther de Mark Stone acquiert la stature tragique de la victime du sort, dimension que partage pour une fois sa sœur Gutrune campée par Agneta Eichenholz. Hélas, de cet impact dramatique est totalement dépourvue la Waltraute de Michelle Breedt tant l’aigu est laborieux, alors que les trois Nornes incarnées par Wiebke Lehmkuhl, Roswitha Christina Müller et Karen Foster impressionnent autant que les trois Filles du Rhin (Polina Pastirchak, Carine Séchaye, Alima Mhamdi) par leur énonciation claire.

Donc en résumé, un Ring de haut niveau, repris encore cette semaine les 12, 13, 15 et 17 mars.

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, les 8 et 10 mars 2019

Crédits photographiques :  GTG / Carole Parodi

 

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