À Genève, une Tétralogie pour un théâtre remis à neuf

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Pour la réouverture du Grand-Théâtre, Tobias Richter, son directeur, et Daniel Dollé, son conseiller artistique, ont décidé de reprendre la production la plus marquante des dix années passées à la tête de l’Institution, Der Ring des Nibelungen, dans la mise en scène de Dieter Dorn, présentée une première fois entre mars 2013 et mai 2014. Et actuellement, le cycle complet est proposé trois fois en l’espace de cinq jours.  Et la billetterie est prise d’assaut, au point que même le Service de presse ne sait comment répondre aux sollicitations provenant de partout. Pour ma part, j’ai eu la chance d’assister, les 12 et 13 février, aux premières de Das Rheingold et Die Walküre ; et je verrai les deux autres volets en mars.

En premier lieu, il faut relever que la production de Dieter Dorn a une qualité essentielle, celle de narrer l’intrigue telle qu’elle est, sans rajouter ces paramètres socio-psychologiques que nous infligent les relectures intellectualistes si fréquentes aux jours d’aujourd’hui. Dans un entretien avec Daniel Dollé, le metteur en scène, secondé par Jürgen Rose, son décorateur et costumier, déclarait en janvier 2013 : « Nous avons décidé de partir d’une scène vide, de montrer avec des moyens théâtraux d’une grande simplicité – des podiums, des cartons, des tissus, des rideaux – et de créer différents univers en laissant s’exprimer cette fable, sans y imposer notre interprétation ou nos obsessions ».

Effectivement, alors que l’orchestre produit le mi bémol initial d’où découlera l’évocation du Rhin, les trois Nornes  paraissent devant le fond de scène dépouillé, en roulant la gigantesque pelote du fil des destinées, alors que quelques figurants, masqués et vêtus de noir, amoncellent des caisses dont la cime renfermera une boule d’or scintillant. En patins à roulettes, trois naïades virevoltent autour de cet amas qui disparaîtra avec le vol du trésor, tandis que se profile une tente où Wotan, endossant la toge bleue du pouvoir suprême, affronte Fricka, son épouse acariâtre, Freia, l’emblème d’une jeunesse sacrifiée, et les dieux Froh, arborant une gerbe de blé, et Donner, armé de son marteau.  Des bas-fonds, émerge un Nibelheim en pont tubulaire sous lequel s’affaire un peuple rampant sous la menace d’un Alberich qui utilisera le ‘tarnhelm’ (le heaume magique) pour se métamorphoser : Dieter Dorn ose recourir à une hydre énorme aux yeux lumineux puis à un crapaud sautillant qui font sourire en nous ramenant au monde de l’enfance, d’où proviendra aussi la montgolfière emportant les dieux vers les cintres du Walhalla, devant un cyclorama irisé et une plateforme où les harpes suggèrent le bruissement du fleuve privé de son or. Au début de Die Walküre, Wotan est présent face au chêne où il vient d’encastrer l’épée Notung ; et trois des Walkyries apparaissent avec des figurants portant une tête de cheval, cédant rapidement la place à un Siegmund harassé qui devra affronter le colossal Hunding, flanqué de sa meute.  Au deuxième acte, Brünnhilde, suivie par l‘effigie de son coursier (concoctée par les marionnettistes Suzanne Forster et Stefan Fichert), toisera Fricka arrivant sur un char tiré par des esclaves à tête de bouc. Face à sa fille préférée, Wotan évoquera la fin de son monde devant des surfaces vitrées surgissant du sol pour refléter son image en passe de s’effondrer. Au dernier acte, la célèbre Chevauchée nous montre les huit Walkyries, entassant les cadavres des héros morts au combat sur une plateforme à paroi que transpercera leur père pour châtier la coupable. Resté seul avec elle, il se laisse gagner par une indicible émotion : rarement a-t-on vu le dernier dialogue entre Wotan et Brünnhilde atteindre un tel paroxysme à vous tirer des larmes ! Et du cyclorama devenu incandescent  surgira le cercle magique protégeant le sommeil de la vierge privée de sa condition surhumaine.

En ce qui concerne la musique, il faut d’abord déplorer l’absence d’Ingo Metzmacher dont la direction ardente avait magnifié les représentations de 2013-14 ; assurément, la réouverture retardée de six mois en est la cause. Lui succède Georg Fritzsch, inégal dans sa conception, cultivant dans Das Rheingold une lenteur excessive jusqu’à la venue de Loge, aseptisant le premier acte de Die Walküre jusqu’à le rendre pataud, sans lui insuffler la moindre veine passionnée ; par contre, les deux parties suivantes renouent avec une dynamique bien plus excitante. Mais ce fait ne diminue en rien la valeur qualitative de l’Orchestre de la Suisse Romande, restituant avec splendeur le génie de cette musique.

Sur scène s’impose d’abord le Loge de Stephan Rügamer, machiavélique sournois aux inflexions sirupeuses,  irisant son phrasé de sons filés en pianissimo. Petra Lang se jette à corps perdu dans son incarnation de Brünnhilde dont elle dégage le côté adolescente prise en faute qui, consciente de sa semi-divinité, sait pouvoir  compter sur la magnanimité de son père ; et la voix possède un aigu brillant qui masque l’uniformité du timbre. Wotan est campé par le baryton-basse Tomas Tomasson qui peine d’abord dans la tessiture haute avant de trouver sa véritable grandeur en tant que souverain pressentant la fin de son univers. Peu crédible en Grande-Duchesse de Gérolstein et en Adalgisa, Ruxandra Donose trouve ici son terrain d’élection en personnifiant une Fricka vindicative, défendant l’éthique bafouée. Le couple Sieglinde-Siegmund avait déjà été confié, il y a cinq ans, à Michaela Kaune et Will Hartmann qui ne sont plus que la pâle copie d’eux-mêmes, tant l’aigu est laborieux et leur personnage, sans intérêt ; mais il est vrai que la baguette de Georg Fritzsch ne leur est d’aucun secours. Par contre, tant scéniquement que vocalement, la basse Alexey Tikhomirov  impressionne en noir Hunding et en géant Fasolt face au massif Fafner de Taras Shtonda. Tom Fox, qui campait Wotan en 2013-14, passe maintenant adroitement à un Alberich dont il a l’arrogante intrépidité, alors qu’il est confronté au Mime tout aussi venimeux de Dan Karlström. Christoph Strehl dessine, par son timbre clair, un Froh sympathique qui contraste avec le Donner renfrogné de Stephan Genz. Agneta Eichenholz rend touchante la malheureuse Freia, tandis que Polina Pastirchak, Carine Séchaye et Ahlima Mhamdi donnent pour une fois consistance aux trois filles du Rhin, aussi remarquables que l’octuor des Walkyries, parfaitement en place, ce qui est si rare sur scène. En résumé, une passionnante réussite de ces deux premiers volets du Ring !

Paul-André Demierre

 Genève, Grand-Théâtre, 12 et 13 février 2019

Crédits photographiques : Carole Parodi

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