A Genève, un saisissant Sleepless de Peter Eötvös  

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A la suite du succès triomphal remporté par Atys de Lully dans la production d’Angelin Preljocaj, le Grand-Théâtre de Genève nous entraîne dans un univers radicalement différent avec la création suisse de Sleepless de Peter Eötvös, coproduction avec la Staatsoper Unter den Linden de Berlin qui l’a présentée en novembre 2021.

Le livret de Mari Metzei est basé sur la Trilogie de John Fosse réunissant trois épisodes dramatiques qui étudient le rapport entre l’individu et la société. C’est pourquoi il nous met en présence de deux jeunes, Alida et Asle, qui sont rejetés par le monde qui les entoure. La jeune femme est enceinte et pour faire une place à l’enfant qui va naître, son compagnon, fonctionnant comme le petit garçon totalement démuni, sombrera dans la violence déraisonnable l’amenant à perpétrer plusieurs meurtres. Issus de familles dysfonctionnelles, tous deux vivent dans l’illusion et deviennent des marginaux sans défense, incapables de trouver leur voie. A l’instar de Vreli et Sali dans A Village Romeo and Juliet de Frederick Delius, ils n’ont qu’un seul bien, le violon du père Sigvald, qu’Asle troquera contre un bracelet, sous le regard réprobateur d’un mystérieux homme en noir. 

Pour dépeindre cet univers norvégien rappelant Peer Gynt, Peter Eötvös crée une atmosphère sonore fluide contrastant avec l’hyper-réalité du sujet élaboré comme un opéra-ballade en treize scènes dont les douze premières, actives et conflictuelles, se basent sur les douze tons chromatiques  (si - fa, fa dièse - do, etc.). Mais cette savante construction harmonique n’a rien de rébarbatif car elle constitue un style narratif qui débouche sur un monologue final chargé d’une indicible émotion. Et six voix de femmes, placées sur des balcons latéraux, portent conseil comme les Nornes et commentent l’action comme le chœur antique. Le rapport entre les voix et l’orchestre est savamment équilibré puisque jamais le discours n’est submergé par l’effectif instrumental pourtant considérable. 

Il faut dire que Peter Eötvös lui-même dirige l’Orchestre de la Suisse Romande en ayant soin d’envelopper la trame que met en scène le cinéaste hongrois Kornél  Mundruczo. Dans des décors et costumes de Monika Pormale et des éclairages conçus par Felice Ross, il vise à l’atemporalité en implantant sur un plateau tournant un gigantesque saumon en métal contenant les salles où se déroule l’action, comme si un estomac dévorait la vie quotidienne.  A l’instar du dragon Fafner, sa gueule s’entrouvrira pour livrer un tas d’or dans lequel Asle trouvera tant l’anneau nuptial que le bracelet à offrir à sa compagne. Ce simple geste le conduira à sa fin tragique, puisque l’homme en noir le fera garrotter par les clients avinés de l’auberge et le fera pendre, en lui assurant que qui a tué sera tué. Ayant accouché d’un garçon prénommé Sigvald, Alida finira par rencontrer un compagnon, Asleik, qu’elle a connu alors qu’elle était enfant. Et c’est lui qui prendra soin d’eux, en élevant le marmot qui deviendra violoniste. Toutefois, ayant atteint l’âge de la vieillesse, Alida voudra retrouver Asle en optant pour le suicide. Elle aspirera à ne faire qu’un avec lui en entrant dans la mer qui se refermera sur elle. 

Ce dénouement repose entièrement sur les épaules de Victoria Randem, soprano norvégienne d’origine nicaraguayenne, qui incarne une Alida sûre d’elle-même affrontant avec une détermination inébranlable son tragique destin. Son compagnon d’infortune, Asle, est campé par le ténor néerlandais Linard Vrielink qui use de l’intelligence du phrasé et de la clarté de l’aigu pour dessiner un être retenu en apparence, masquant avec peine une propension à la violence qui l’amènera à un double meurtre. La Girl de Sarah Defrise pourrait en faire les frais de par ses avances aguicheuses ; mais la brillance de son soprano léger la maintient en selle par la sûreté de sa vocalisation dans des traits particulièrement épineux. En nous remémorant ses Wotan et Wanderer du Ring de réouverture du Grand-Théâtre, Tomas Tomasson est un impressionnant Homme en noir qui érige en principe ses velléités que voudrait atténuer le Pêcheur réconfortant de Roman Trekel. Défiant les outrages du temps, la mezzo Hanna Schwarz a une indéniable présence en Vieille femme, présence qui manque singulièrement à Katharina Kammerloher négociant avec difficulté la tessiture centrale de la Mère d’Alida et de la Sage-femme. Le baryton finlandais Arttu Kataja personnifie un Asleik amène et rassurant, tandis que la basse tchèque Jan Martinik est un Aubergiste trivial et concupiscent  et que le ténor Siyabonga Magungo joue d’inflexions sournoises en Joaillier retors. De bonne tenue, le Sextuor de marins faisant tinter des clochettes pour pimenter la scène de l’auberge, et absolument remarquable, le double trio féminin se faisant front depuis les balcons de scène afin de guider la trajectoire de la malheureuse Alida.

Au rideau final, le public clairsemé pour un soir de première applaudit à tout rompre l’ensemble du plateau, les deux sextuors vocaux et Peter Eötvös, le compositeur chef d’orchestre qui apprécie d’un sourire l’accueil réservé à son dernier ouvrage. 

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 29 mars 2022

Crédits photographiques :  Magali Dougados

 

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