Javier Perianes, artiste de l'année

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Sur la scène musicale d’aujourd’hui, le pianiste Javier Perianes est devenu, à 40 ans, l'interprète espagnol le plus célèbre. Son agenda se décline naturellement sur les meilleures scènes et dans les festivals internationaux où il se produit en récital ou en concert, et en tournée avec des orchestres et des chefs de renom. Pour sa carrière ponctuée de succès, il est Artiste de l'année 2019 des International Classical Music Awards (ICMA). Justo Romero l’a rencontré pour Scherzo, le membre espagnol du jury.

Il y a plus de vingt ans, quand vous étiez encore un jeune pianiste prometteur, vous assuriez que vous ne rêviez pas de devenir un pianiste acclamé et reconnu. Maintenant que le "no dream" s'est réalisé et qu’au fil de tant d’événements et de succès, votre carrière de concertiste est bien établie, êtes-vous toujours du même avis ?

Oui, je maintiens ma réponse de l'époque. Mon but est de profiter de la musique, de chacun des projets auxquels j'ai l'occasion de m’atteler, ainsi que de ma famille et de mon environnement. Beaucoup de choses se sont passées pendant toutes ces années, mais je crois que je n'ai perdu ni la curiosité ni la passion pour ce que j'ai la chance de faire.

Qu'est-ce qui, pour vous, s’est avéré le plus positif et le plus négatif ?

Je ne m’exprimerais pas de façon aussi catégorique. Avoir un calendrier avec beaucoup d'engagements c’est, bien sûr, disposer de moins de temps pour d'autres choses. Et le plus positif, c’est assurément de rencontrer et de travailler avec ces musiciens extraordinaires avec qui j'ai partagé des expériences musicales inoubliables.

Votre carrière est atypique à bien des égards. Elle ne s’est pas fondée sur des prix ou des concours, à l'exception du concours de Jaén que vous avez gagné très tôt, en 2001. Vous avez rapidement abandonné cette voie risquée vers le succès (ou l'échec). Comment avez-vous pu développer cette carrière sans les concours ?

Je me souviens bien du Concours de Jaén, comme du Vianna da Mota à Lisbonne. C'est un excellent moyen de travailler un vaste répertoire. Dans mon cas, je dirais que tout s'est passé de façon naturelle, en passant d'une chose à l'autre jusqu'à aujourd'hui.

En effet ! Vous avez remporté le Prix National de Musique d'Espagne, le Conservatoire de Huelva prend votre nom, vous êtes Artiste de l'Année de l'ICMA.... Quelle carrière !

Je suis vraiment reconnaissant au jury des International Classical Music Awards pour ce prix Artiste de l'année 2019. Ce sera une cérémonie très spéciale pour moi car je pourrai la partager avec un artiste que j'admire profondément, le grand Nelson Freire, qui reçoit, lui, le Lifetime Achievement Award. Et, une des lauréates de cette année est mon amie et collègue Tabea Zimmermann qui a été Artiste de l'année 2017. Je ne peux donc que me réjouir et m'honorer de cette distinction. Ce sera très émouvant de retourner le 10 mai au KKL à Lucerne pour la cérémonie de remise des prix.

Vous êtes rentré il y a peu des États-Unis où vous avez fait une tournée de concerts avec l'Orchestre de chambre Orpheus dans le Concerto n° 27 de Mozart. Il me semble que c'est la première fois que vous collaborez avec ce célèbre ensemble orchestral....

C’'était en effet notre première collaboration et cela a été une expérience extraordinaire. Un groupe de musiciens du plus haut niveau qui fait de la musique de chambre, écoute chaque détail avec attention, réagit immédiatement à n’importe quelle nuance dans l'articulation, la dynamique ou l’agogique, c’est un vrai délice musical. J'ai savouré les cinq concerts de la tournée et j'avoue que le dernier, au Carnegie Hall de New York, avait en plus cette touche magique d'une scène à l'histoire légendaire.

Après cette tournée, vous avez donné les cinq concertos pour piano de Beethoven avec le London Philharmonic et Juanjo Mena en Espagne et au Royal Festival Hall à Londres. Un défi artistique ou technique ?  

Un grand défi artistique, sans aucune hésitation. Voyager depuis le 1er Beethoven et son empreinte indélébile de Mozart et de Haydn pour atteindre la plénitude de l'Empereur en passant par le drame héroïque du Troisième Concerto et la poésie et l'improvisation du Quatrième, c'était un beau défi pour lequel je ne pouvais pas être mieux accompagné : un orchestre du niveau du London Philharmonic et un chef comme Juanjo Mena, avec qui j'ai une relation très spéciale et une grande complicité musicale.

Il semble qu'il y ait une curieuse tradition beethovénienne chez les grands pianistes espagnols : Alicia de Larrocha a enregistré les cinq concertos avec Riccardo Chailly ainsi que l'Empereur avec Zubin Mehta ; Eduardo del Pueyo a enregistré et joué le cycle complet des 32 sonates ; Esteban Sanchez a interprété tous les Rondos et Bagatelles, ainsi que le Quatrième Concerto pour piano... Déjà dans votre premier album, sorti il y a exactement 20 ans, vous avez inclus la Sonate opus 110, puis, en 2011, vous êtes revenu à Beethoven avec un CD où il y a quatre de ses sonates....

Le Beethoven universel est une étape quasi obligatoire pour les pianistes, quel que soit son itinéraire ; il est toujours présent chez un grand interprète, quels que soit son origine ou son passeport. Et nous, les Espagnols, ne faisons pas exception. Il y a un enregistrement extraordinaire du 4e Concerto du grand Esteban Sanchez, et bien sûr cet enregistrement complet légendaire des concertos d’Alicia de Larrocha avec Riccardo Chailly que vous venez d’évoquer, une référence absolue comme tout ce que notre grande dame du piano a joué. Beethoven est un compositeur inépuisable pour tout interprète, il y a toujours à approfondir, on découvre toujours de nouveaux détails.

Comment votre conception de Beethoven a-t-elle évolué de ce jeune opus 110 à aujourd’hui  ?

Beaucoup d'années se sont écoulées et je dirais que, comme pour n'importe quel compositeur -pas seulement Beethoven- le temps qui passe et l’expérience personnelle de la vie et de la musique suscitent une évolution dans la conception de l'œuvre, tant au niveau sonore que dans la conscience structurelle. Une sonate aussi complexe, dense et profonde que l'Opus 110 a connu plusieurs phases au cours de toutes ces années. C'est très intéressant de regarder d'où vous venez et de constater l'évolution musicale et personnelle au fil de toutes ces années. J'espère que dans vingt ans, je pourrai vous répéter la même chose : cela signifiera que je continue à chercher et à progresser dans l'univers de Beethoven.

Il y a cette vidéo très répandue où vous jouez cette Sonate opus 110 de Beethoven pour Daniel Barenboïm et lui, entre louanges et compliments, il vous donne des indications et des recommandations à n’en plus finir. Le Beethoven de Barenboïm a-t-il influencé votre vision ?

Comment un jeune interprète pourrait-il ne pas être influencé par les indications et les recommandations d'une légende du piano, d'une référence dans Beethoven comme Daniel Barenboim qui est probablement l'un des musiciens les plus importants de l'histoire ? Sa vision et celle de beaucoup d'autres grands pianistes apportent toujours de nouveaux regards et vous encouragent à continuer à creuser la musique. Mais pour Beethoven, il y a beaucoup d'autres pianistes de renom dont vous pouvez vous inspirer : Emil Gilels, Edwin Fischer, Claudio Arrau, Arthur Schnabel, Wilhelm Kempff, Richard Goode, Alicia de Larrocha, Grigory Sokolov, et un très long etcetera....

Quels pianistes admirez-vous ? Ou, pour être précis, quel genre de pianistes admirez-vous ?

Je ne pense pas que nous ayons ici l'espace ou le temps pour énumérer tous les artistes et plus particulièrement les pianistes que j'admire. Je suis vraiment fasciné par Daniel Barenboim, Grigory Sokolov, Maria Joao Pires, Arkadi Volodos, Leif Ove Andsnes, Radu Lupu, Andras Schiff, Richard Goode. Et par de nombreux pianistes du passé tels que Rubinstein, Lipatti, Gilels, Richter, De Larrocha, Sofronitzki, Orozco et bien d'autres. Chacun, avec ses particularités, son identité, son répertoire, son son et sa trajectoire, est un artiste de premier plan qui fait de la musique un art extraordinaire.

Une caractéristique singulière de votre répertoire, c’est sa polyvalence. Mais on est frappé par l'absence de musique contemporaine à l'exception d'œuvres comme la Chacona de Gubaidulina, la Sonatina de Manuel Castillo ou Estudio Pulsación de Sanchez-Verdu. La musique contemporaine n'a-t-elle rien à offrir à un pianiste ?

Eh bien, en mars, j'ai créé la dernière œuvre du grand Joan Guinjoan, qui vient de nous quitter. J'ai eu la chance de le rencontrer il y a quelques années et à partir de ce moment-là, il m'a dit qu’il souhaitait me dédier une œuvre pour piano. Nous l'avons préparée pour un récital au Palau de la Musica Catalana et il était très impatient de l'écouter. C’est ainsi que j'ai eu l'idée de la créer à Barcelone en sa présence. Malheureusement il est décédé. Même si je suis sûr que, où qu'il soit, il l'a écoutée. Pour le moment, j’ai beaucoup d’échanges avec un compositeur péruvien fascinant, Jimmy Lopez. Je connais sa musique pour orchestre et quelques œuvres pour piano. Des chefs comme David Afkham, Salonen, Mäkelä ou Andrew Davis -qui a dirigé à Chicago son opéra Bel Canto dédié à Renée Fleming- ont fait confiance à son talent et j'espère pouvoir m’inscrire dans cette ligne le plus rapidement possible. Avec tout cela, il me semble que j'ai répondu à votre question !

Comme tout grand pianiste espagnol, la musique pour piano de votre pays joue un rôle central dans votre carrière : Falla, Albeniz, Mompou, Granados, Nebra... Vous avez déjà enregistré l'œuvre pour clavier de Falla et une partie de celle de Granados. On peut supposer que tôt ou tard, vous nous offrirez Iberia et Goyescas au CD... En revanche, l'absence totale de Turina, Andalouse comme vous, est étonnante...

La musique espagnole a toujours eu et elle aura toujours une présence spéciale dans mon répertoire. Pour ma prochaine tournée de récitals en Europe (Lisbonne, Madrid, Barcelone, Francfort, Istanbul, Paris, Londres, entre autres), Manuel de Falla sera au programme en compagnie de compositeurs qu’il appréciait beaucoup, comme Chopin et Debussy. Et dans l'enregistrement que je ferai l'année prochaine avec l'altiste Tabea Zimmermann, il y aura une présence exceptionnelle de compositeurs espagnols et d'autres d'Amérique latine. Quant à Iberia ou Goyescas, le temps nous le dira. Pour l'instant, je préfère me concentrer sur des projets actuels et plus immédiats.

Après l'accueil exceptionnel de votre dernier album avec le premier livre des Préludes de Debussy et Estampes, quels sont vos prochains projets d'enregistrements ? L'enregistrement attendu du deuxième livre des Préludes de Debussy arrivera-t-il un jour ?

Mon programme d'enregistrements est déterminé, inexorablement fixé, et il va dans une autre direction. Curieusement, après Debussy, le prochain projet avec Harmonia Mundi sera aussi consacré à la musique française, notamment à Maurice Ravel. C'est le Concerto en Sol avec l'Orchestre de Paris et Josep Pons, pour un album qui comprendra encore des versions pour piano et orchestre du Tombeau de Couperin et Alborada del gracioso. Ravel le pianiste et Ravel l’orchestrateur, face à face. C'est un projet très excitant pour Josep Pons comme pour moi. Puis il y aura un album Chopin avec ses 2e et 3e Sonates. Mais j'ai bien sûr toujours à l'esprit la possibilité d'autres projets avec de la musique espagnole.

Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn-Bartholdy sont des compositeurs récurrents dans votre répertoire déjà immense. Pourtant, il y a des absences de taille, comme Bach ou Schumann....

C'est curieux mais, avec Schumann, j'ai eu une bonne relation. En fait, j'ai fait mes débuts avec l'orchestre avec son Concerto. J'ai aussi joué plusieurs fois le Quintette avec piano et quelques œuvres pour piano solo mais il est vrai que ces dernières années, il n'a pas été aussi important dans mes programmes de concert. Pour Bach, il y a un lien extraordinaire avec mon époque étudiante où j'ai eu la chance de le travailler beaucoup, mais il est exact que je ne l'ai pas programmé régulièrement en concert. Mais il se passe la même chose avec tant d'autres compositeurs que j'aimerais approfondir à l’avenir.

Vous n’avez pas non plus aimé le répertoire russe alors que le pianisme de Scriabine semblait vous convenir idéalement, comme vous l’avez montré, il y a des années, quand vous avez interprété son Concerto pour piano. Allez-vous vous plonger dans la musique de Prokofiev, de Chostakovitch et de tant d’autres grands Russes ?

Il est vrai qu'il y a quelques années, le Concerto pour piano de Scriabine et le Deuxième de Rachmaninov ont été très présents dans mon répertoire avec orchestre pendant plusieurs saisons. Il s'agit de circonstances, d’une période très précise de ma carrière où, comme je vous l'ai dit, j'ai été plus proche d'autres compositeurs. Mais je vous assure que je reviendrai aux grands compositeurs russes. C'est une musique fascinante !

L’album Debussy que nous avons évoqué a été considéré par certains critiques comme l'un des meilleurs enregistrements de Debussy, ils l'ont même comparé à des versions de référence comme celles de Benedetti Michelangeli, Arrau, Zimmerman ou Gieseking. Quel est le secret ?

Debussy est un compositeur qui m’est proche et qui est très présent dans mon répertoire depuis mon plus jeune âge. Son œuvre a toujours suscité chez moi une énorme fascination et son rôle absolument révolutionnaire et décisif dans l'histoire de la musique et du piano est incontestable. Je dirais que chez Debussy, il y a ce mélange unique d'apesanteur et de précision, de brume et d'articulation. Sa contribution innovante au traitement de la mélodie, de l'harmonie et même de la forme musicale est essentielle.

Un autre compositeur fondamental de votre répertoire, c’est Chopin dont vous nous annoncez donc un enregistrement avec ses sonates pour piano. Évitez-vous le maniérisme qui a tant nui à son image et à son œuvre ? L'un de vos succès internationaux a été précisément un volume consacré à la musique de Chopin et Debussy où vous avez établi des parallèles subtils. Considéreriez-vous son pianisme délicat, plein de couleurs et de registres, comme pré-impressionniste ?

Debussy a professé publiquement son admiration pour la figure de Chopin et pour sa contribution au piano. Pour cet enregistrement consacré à Chopin et Debussy, je me souviens avec beaucoup d'affection du processus de sélection des œuvres avec les musicologues Yvan Nommick et Luis Gago. Dans certains cas, les liens concernaient les atmosphères ou le caractère... et dans d'autres, ils étaient de nature rythmique ou formelle. En tout cas, je dirais que dans le dernier Chopin, nous trouvons déjà certains virages harmoniques qui peuvent préfigurer ce qui allait arriver. Il y a tant de voies possibles pour se rapprocher de la musique de Chopin, et tant de grands pianistes aux visions très différentes ont apporté leur contribution à la musique de ce génie polonais.... J'essaie de le jouer sans trop de distance et sans trop de sucre. En fin de compte, il s'agit de trouver l'équilibre idéal.

Un autre chapitre important de votre carrière, bien que moins bien connu, est votre investissement dans la musique de chambre. Vous collaborez beaucoup avec l'altiste Tabea Zimmermann avec qui vous donnez des concerts dans le monde entier, avec le Quiroga Quartet, ou avec Jean-Guihen Queyras...

C'est un vrai plaisir de pouvoir faire de la musique avec de tels artistes. Avec le Quatuor Quiroga, il y a une relation d'amitié et d'admiration mutuelle énorme. Nous avons beaucoup travaillé ensemble et j'aime beaucoup faire de la musique avec eux. L'année prochaine, nous ferons une tournée très spéciale en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas. Avec Tabea Zimmermann, la relation est beaucoup plus récente, mais depuis notre première collaboration, nous n'avons cessé de chercher des occasions de continuer à faire de la musique ensemble. En fait, la saison prochaine, nous aurons une tournée très intense aux Etats-Unis et quelques dates en Europe, en plus de l’enregistrement de ce CD avec des œuvres de compositeurs espagnols et latino-américains. Enregistrer la Sonate pour violoncelle de Debussy avec Jean-Guihen Queyras a été une expérience très enrichissante. C’est très facile de faire de la musique avec des artistes de ce calibre et, en même temps, d’une telle valeur personnelle.

Vous avez également eu l’occasion de travailler avec des chefs comme Barenboïm, Dudamel, Dutoit, Jurowski, Maazel, Mehta, Temirkanov... c'est-à-dire avec les plus grands maestros de votre temps. Avec qui vous êtes-vous senti plus à l'aise ? Et moins... ?

J'ai eu la chance de travailler avec eux et avec bien d'autres. De chacun, j'emporte des leçons et des expériences que je conserve avec beaucoup d'affection.

Avec ces chefs, vous avez déjà joué avec presque tous les grands orchestres, le Chicago Symphony, le Concertgebouw, le Vienna Philharmonic, le Boston Symphony, le Cleveland, le Los Angeles Philharmonic, New York, Londres, le Gewandhaus à Leipzig, le St. Petersburg Philharmonic... Vous avez encore un rêve à réaliser ?

Je suis quelqu’un qui goûte la réalité et le présent sans trop de rêves. Si on m'avait dit il y a quelques années que j'aurais l'occasion de travailler avec tous ces orchestres, je ne l'aurais pas cru. Tout s'est passé de la manière la plus naturelle possible, et j'espère et je souhaite qu'il en soit toujours ainsi. 

Crédits photographiques :  Igor Studio

Le site de Javier Perianes :  www.javierperianes.com

 

 

 

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